CRITIQUE - Hergé musicien ? de Jean-Jacques et Renaud Nattiez

S’atteler à écrire un énième livre sur Tintin est une entreprise périlleuse, au vu de l’abondance de littérature sérieuse que l’œuvre a engendrée : les deux auteurs le rappellent, il existe à ce jour au moins 550 livres parus sur la question, sans compter les articles, les thèses, les mémoires et autres facéties. Il faut donc être sûr d’avoir réellement quelque chose de nouveau à en dire, ou du moins d’avancer une perspective qui renouvelle le regard analytique que nos prédécesseurs ont posé sur l’œuvre.
C’est le pari qu’ont fait les frères Nattiez, Jean-Jacques et Renaud. Leur postulat est le suivant : Hergé (de son vrai nom Georges Remi) était, du moins dans son œuvre, plus musicien qu’on ne le dit, plus musicien que lui-même ne voulait le prétendre. Leur préfacier, Philippe Goddin, auteur d’une abondante chronologie de l’œuvre d’Hergé, se risque même à une hypothèse hasardeuse en introduction du livre : il parie qu’il se pratiquait de la musique chez les Remi, en particulier de l’art lyrique, et que les airs d’opéra ont été pléthore sous l’aiguille du gramophone familial. Hypothèse risquée en vérité, tant elle est contredite, et à plusieurs reprises par Hergé lui-même qui a affirmé, confirmé et signé (notamment dans un texte qui fait autorité, celui des entretiens menés avec Numa Sadoul) ne rien connaître – à son grand regret – de la musique, et trouver le répertoire opératique parfaitement ridicule et grotesque. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui, et pas qu’une fois.
Pour démontrer cette supposée « compétence » musicale hergéenne, les Nattiez contraignent leur auteur à passer par le moule de l’analyse paradigmatique. De quoi s’agit-il ? Eh bien, d’une technique d’analyse qui consiste à superposer les différentes occurrences d’un phénomène pour en observer les variantes, d’une fois à l’autre.
Dans notre cas, quel va être l’objet de cette analyse paradigmatique ? L’ « Air des bijoux », ma foi !, le célèbre Air des Bijoux, du Faust de Gounod, le seul air de musique que la Castafiore, qui démontre toutes les propriétés répétitives d’un magnétophone, chante à travers la série des Aventures de Tintin. Chacune des apparitions de cet air est accompagnée, dans les dessins, de notes de musique, de croches, de soupirs, de signes plus ou moins inventifs et « fautifs » : Hergé ne savait pas lire la musique, encore moins l’écrire, et visiblement il ne se souciait guère de se faire aider d’un collaborateur musicien pour donner une certaine crédibilité à sa « notation ». Évidemment, ces symboles musicaux, qui sont placés sans le support de la portée qui leur donnerait une validité intentionnelle, sont toujours différents d’une apparition à l’autre de l’« Air des bijoux » : leur fonction n’est pas musicale, mais évocatrice du fait que ce que nous lisons dans les bulles à ce moment n’est pas parlé, mais chanté. Mais, dans ces multiples apparitions de l’air accompagné de dessins de notes, les Nattiez soutiennent qu’Hergé a voulu faire une réinterprétation continûment nouvelle, comme une sorte de thème et variations dans la représentation musicale de l’air. Aussi dégainent-ils un tableau paradigmatique qui, sur quelque six pages, fait la « démonstration » de cet incessant renouvellement de l’écriture musicale de l’air.
Sauf qu’il y a – et c’est ici l’analyste musicale qui parle en moi – une confusion entre l’emploi d’une méthode, certes valide en soi, et les résultats auxquels on parvient par son utilisation. Je donne un exemple simple : si je lance, depuis le haut de ma cage d’escalier, un sac de billes, elles vont se répartir de manière aléatoire sur les marches dudit escalier. Maintenant, si je le veux vraiment, je puis fabriquer un magnifique tableau paradigmatique prouvant qu’en fait, les billes ont respecté un certain ordre, que leur répartition n’est pas le fruit du hasard mais celui d’un ordonnancement tout à fait intentionnel, les billes ayant souhaité démontrer une variété de marches dans leur choix respectif de lieu de chute. Une réécriture constamment renouvelée du concept de chute dans un escalier.
Absurde, me dira mon lecteur, et il aura raison. Hergé ne savait pas lire la musique, et un simple coup d’œil au tableau paradigmatique inclus dans le livre des Nattiez suffirait à nous en convaincre, si Hergé ne l’avait pas lui-même… chanté sur tous les tons. En effet, ses « représentations musicales » de l’« Air des bijoux » n’ont rien de ressemblant avec l’air lui-même : là où, sous la plume de Gounod, il y a un mouvement lent ascendant, sous celle d’Hergé se trouvent une série de doubles-croches qui opèrent – encore une fois sans le support de la portée – un geste directionnel erratique. Ou une blanche toute seule. Ou quelque symbole de silence. Ou rien du tout.
Cela est peut-être décevant, mais l’usage d’une technique analytique qui a démontré sa solidité – le concept de paradigme – ne garantit en rien que ce qu’on cherche à démontrer soit juste. Croire que le fruit de notre travail est justifié par la minutie de notre méthode, c’est confondre sérieux dans la technique et justesse dans l’hypothèse. Si je veux démontrer que les oranges sont bleues, je peux certes prendre une méthode qui, à force de sophisme et de syllogismes, y parviendra en apparence : cela ne fera pas davantage qu’elles le soient.
Par ailleurs, j’ai regretté, dans la lecture de ce petit ouvrage, ne trouver en revanche absolument rien de ce qui, à mon sens, aurait bien plus pertinemment exposé la fonction symbolique de la musique chez Tintin. En effet, il y a de la musique, et pas qu’un peu, et elle est importante dans les Aventures. Non pas dans le sens de la représentation graphique aléatoire qu’Hergé en fait, mais dans le sens symbolique. Je m’en explique en deux points.
Au fil de la construction de la famille hergéenne de Tintin, les personnages entrent peu à peu, occupant chacun une fonction symbolique spécifique. Parmi ces emblèmes familiaux, deux figures parentales émergent au fil du temps : l’allégorie du père est assurée par la personne de Tryphon Tournesol, qui apparaît dans l’aventure de la mer pour la première fois (c’est lui qui achète la maison, le château de Moulinsart, avec l’argent que son brevet de sous-marin lui a rapporté), et l’allégorie de la mère, par celle de la Castafiore, présente depuis le début des Aventures mais dont le rôle s’épaissit considérablement dans Les Bijoux. Entre ces deux-là naît au fil du temps une espèce d’idylle, du moins dans le cœur de Tournesol, qui se révèle avoir une sorte de béguin admiratif pour la grande dame. Or, Tournesol est sourd, quand la principale fonction de la Castafiore est, en digne membre du « clan des fâcheux » (expression de Thierry Groensteen), de produire du discours insensé (son incapacité de retenir les noms des gens, par exemple) et du bruit. Non pas de la musique, mais du bruit : la présence vocale de la Castafiore est toujours connotée négativement à travers les albums, tous les commentateurs de l’œuvre s’entendent sur ce fait. Aussi ne me semble-t-il pas anodin, sur le plan symbolique, que le père, Tournesol, personnage positif, et la mère, Castafiore, personnage négatif, fondent leur « entente » sur… la surdité de l’un, le rendant imperméable à la vocalité de l’autre : cette surdité qui lui permet, et à lui seul, de ne pas se rendre compte du caractère insupportable de la diva-mégère. Cela nous en dit long sur le malentendu par lequel, peut-être, toute relation intime est rendue possible, nous dit Hergé à travers ce couple symbolique uni – ou désuni – par le paramètre sonore et auditif.
D’autre part, la représentation musicale chez Hergé est, dans l’immense majorité des cas, négative : quand la Castafiore ne menace pas de briser les vitres haute-résistance d’une voiture par le tranchant acéré de sa voix, c’est Haddock qui s’endort à l’opéra, le pianiste Wagner qui rabâche continuellement des gammes stupides, ou le système médiatique de captation sonore qui envahit le château avec ses gros sabots. Dans l’immense majorité des cas, mais pas tous : il y a une exception, et elle se situe dans l’album des Bijoux, dans une scène tout à fait extraordinaire et qui aurait mérité d’être soulignée. Un groupe de Romanichels campe sur les terres de Moulinsart au moment du vol des bijoux ; aussi sont-ils soupçonnés d’être les auteurs du vol, racisme oblige. Tintin, toujours du côté de la veuve et de l’orphelin, va enquêter un soir en approchant, en tapinois, du campement. La nuit est tombée, notre héros se cache, derrière un arbre, sous la lumière de la lune, symbole d’intériorité. Il regarde, il écoute. Auprès du feu, Matéo, un jeune gitan, chante une musique pleine de poésie, en s’accompagnant à la guitare. Les autres l’écoutent, silencieux, recueillis, intérieurs, purs de toutes les souillures de la « civilisation ». Cette scène emplie de poésie est alors accompagnée par la seule parole de Tintin, à travers les 24 albums des Aventures, où il nous parle d’âme à âme : « Quelle nostalgie, dans cette musique ». À l’opposé de la saturation de gammes, de décibels, de vocalises à laquelle l’irruption de la Castafiore nous a habitués, la musique des gitans symbolise ici la véritable musique : à la musique de culture, négativement représentée partout ailleurs dans les albums, s’oppose ici la musique de nature, celle qui vient de l’âme, celle qui se fait loin des projecteurs. Si Hergé en effet n’opposait pas musique savante et musique populaire, il renvoyait en revanche dos à dos musique de représentation et musique d’intimité, comme étant les représentantes, l’une négative l’autre positive, de l’état de Culture et de l’état de Nature.
Voilà dans quelle direction il me semble qu’il aurait fallu aller pour produire une étude de la musique chez Hergé qui apporte réellement quelque chose – sans que rien de ce que je viens d’avancer soit par ailleurs complètement inédit : la plupart des commentateurs de l’œuvre, Apostolidès, Peeters, Tisseron, Serres, et quelques autres, touchent un mot de cette fonction symbolique du musical et du sonore dans l’œuvre. Les Nattiez ont choisi d’aller dans le sens d’une observation factuelle des dessins musicaux d’Hergé – car c’est de cela qu’il s’agit, de dessins et non pas de notation ; ce choix, à mon avis, est une erreur.
Ces constatations m’amènent en vérité à plus d’humilité que de déception ; car elles tendent à me montrer que même les plus grands esprits peuvent, de temps en temps, faire un faux pas. Alors, nous, le commun des mortels… n’en parlons pas.
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