Critiques

La musique qui vient du froid : Une synthèse qui impressionne

La musique qui vient du froid : Une synthèse qui impressionne

« La musique qui vient du froid est l’aboutissement d’une remarquable et ambitieuse entreprise visant à étudier la musique des Inuit dans l’ensemble de la région circumpolaire » (p. 9). C’est ainsi que la présidente du conseil circumpolaire inuit (CCI) et anthropologue Lisa Qiluqqi Koperqualuk débute la préface de cet ouvrage passionnant. 

Aboutissement, ce livre l’est en effet, car il regroupe les recherches accumulées par Jean-Jacques Nattiez depuis le début des années 1970, avec à son actif plusieurs terrains, articles et disques ayant fait autorité depuis. Aboutissement, car l’auteur y a vraisemblablement rassemblé tout ce qui a été écrit sur la musique des Inuit, non pour en faire la somme, mais une synthèse. L’entreprise est remarquable, car elle couvre un territoire immense, de la Sibérie au Groenland, réunissant d’importantes sources bibliographiques et discographiques, mais aussi iconographiques qui contribuent à en rendre la lecture très agréable. À noter également l’attention apportée par les Presses de l’Université de Montréal à la qualité du papier, de la reliure et de la mise en page, avec quelque 200 illustrations en couleurs. À cela s’ajoutent de multiples exemples sonores et vidéos rendus disponibles en ligne, et qui valorisent efficacement les dimensions artistique et anthropologique de l’ouvrage. Cette publication scientifique accompagnait d’ailleurs l’exposition au titre éponyme du Musée des Beaux-Arts de Montréal présentée lors de la saison 2022-2023 et dont l’auteur avait été le commissaire invité.

L’entreprise est ambitieuse, car elle a pour objectif d’« offrir un panorama systématique de la musique des Inuit fondé sur quatre approches : historique, culturelle, musicale et iconographique » (p. 11) pour en démontrer le substrat chamanique commun, à partir des deux grands genres vocaux qui se retrouvent d’un bout à l’autre de la culture inuit (et même au-delà), à savoir les chants de danse à tambour (pisiit), et les chants haletés.

L’ouvrage commence par une mise en contexte du territoire couvert et une approche critique des sources consacrées à la musique des Inuit (chapitre 1). Puis, Nattiez brosse une description des danses à tambour spécifiques et de cinq rituels alaskiens avant d’en proposer une synthèse (chapitre 2), et de rendre compte des pratiques chamaniques en Alaska (chapitre 3). Au chapitre 4, il s’intéresse aux traits caractéristiques des chants de danse à tambour exécutés en solo (Nunavut, Groenland) en révélant notamment l’importance d’un critère central dans leur exécution : la mise à l’épreuve de l’endurance. Le chapitre 5 étudie les caractéristiques musicales du genre pisiq, en analysant les variations de trois chants enregistrés à Igloulik et leur modèle sous-jacent, avant de proposer une stylistique plus générale des chants de danse à tambour. Le chapitre 6 consiste en l’étude des relations entre chamanisme et danse à tambour au Canada et au Groenland. Ici, même si le chamanisme est approché du point de vue de ses activités propitiatoires disparues, l’apport de sources archéologiques, ethnographiques et iconographiques permet une mise en relief de ses différentes manifestations (rituelles, festives, musicales et chorégraphiques). À cela s’ajoute un corpus de chants de chamanes de guérison enregistrés par l’auteur à Mittimatalik (1977) et Igloulik (1978). S’ensuit au chapitre 7 une analyse des processus de modernisation des danses à tambour solo, diversement acceptées par les missionnaires, contrairement au chamanisme qui fut tout bonnement interdit. L’auteur montre que c’est par ce biais que les traditions musicales se sont ouvertes à d’autres influences (danses des baleiniers et explorateurs européens, fiddling, musiques pop, rock, etc.). Le chapitre 8 décrit les pratiques vocales qui accompagnent divers jeux répertoriés sur toute l’aire inuite, incluant le jeu d’échange des conjoints (tivajuut, p. 303 et suivantes). Le chapitre 9 étudie en détail les jeux haletés ou fameux « chants de gorge » (katajjait). On y découvre que cette pratique, généralement chantée par des femmes en duo, est beaucoup plus variée qu’on ne le pense, tant dans ses modalités d’exécution que ses processus évolutifs contemporains. L’avant-dernier chapitre revient sur les trois genres dominants que représentent chez les Inuit les chants de danse à tambour, les chants haletés et les « petits chants », selon une approche comparée des formes musicales, des circonstances d’exécution et de leur contexte de croyances associées.

Dans un chapitre final, Nattiez élargit son étude de la musique des Inuit à un niveau circumpolaire et historique sans pour autant céder au piège des homologies. Les dernières pages transcendent le cadre musical des données rassemblées pour rejoindre le niveau à la fois plus vaste et structurant des formes symboliques, dans le prolongement de la pensée de Molino.

En résumé, ce livre – qui a déjà obtenu six distinctions, dont le prix René-Dumesnil de l’Académie des Beaux-Arts à Paris et le prix Opus du meilleur livre sur la musique en 2023 – est une œuvre d’érudition accessible par le ton et la forme à tout lecteur curieux, mais également à tout chercheur désireux de poursuivre les champs si vastes et passionnants ouverts par l’auteur de La musique qui vient du froid.

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