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CRITIQUE - Grounded au Met, une combinaison gagnante : Yannick Nézet-Séguin et Emily d’Angelo

CRITIQUE - Grounded au Met, une combinaison gagnante : Yannick Nézet-Séguin et Emily d’Angelo

Voulant à nouveau innover avec la présentation en ouverture de saison d’une œuvre lyrique d’une compositrice, le Metropolitan Opera de New York permettait à son public de découvrir en octobre dernier l’opéra Grounded de l’Américaine Jane Tesori, créé quelques mois plus tôt au Washington National Opera. Tiré de la pièce de George Brant à qui la rédaction du livret a par ailleurs été confiée, l’œuvre concerne la difficile transition d’une femme dont le statut de pilote de F-16 de l’armée américaine lui est retiré et remplacé par celui d’opératrice de drones à partir du désert du Nevada. Les tourments psychologiques de la pilote Jess sont fort bien illustrés par le livret, mais aussi par la musique de l’Américaine Jane Tesori. Même si elle est davantage connue sur Broadway, celle-ci n’en était pas à ses premières armes à l’opéra. Ses deux premiers opus lyriques, A Blizzard on Marblehead Neck et  Blue, ont été créés au Glimmerglass Festival en 2011 et 2015, et le troisième, The Lion, the Unicorn and Me, a été produit par le Washington National Opera et présenté au John F. Kennedy Center for the Performing Arts en 2023.

Ayant assisté en personne à la représentation du 9 octobre et pu voir la projection dans le cadre de la série Met en direct haute définition le 19 octobre suivant, le meilleur des deux mondes selon moi, j’ai été témoin d’une œuvre du XXIesiècle qui enrichit le répertoire lyrique. On peut s’attendre à ce qu’elle se taille une place dans les saisons de plusieurs compagnies, aux États-Unis d’Amérique bien sûr, mais ailleurs dans le monde également. On est ici en présence d’une œuvre qui respecte tous les canons de cet art total qu’est l’opéra et qui en satisfait les plus grandes exigences.

Dans le cas de cette production du Metropolitan Opera de New York, le succès repose sur cette combinaison gagnante du chef Yannick Nézet-Séguin et de la mezzo-soprano Emily d’Angelo. La complicité entre le chef québécois et sa compatriote canadienne est palpable dès qu’elle fait sa première apparition sur scène, et l’est tout au long de la soirée. Les chanteuses et chanteurs d’exception qui forment le chœur du Metropolitan Opera ont d'ailleurs été adéquatement mis au service de la principale protogoniste de l’opéra.

Et quelle protagoniste ! Emily d’Angelo, qui s’était classée deuxième lors de l’édition Voix du Concours international musical de Montréal en 2018 en plus d'avoir remporté le prestigieux Concours Operalia la même année a offert une performance exceptionnelle, tant sur les plans vocal que dramatique, et a réussi à insuffler au personnage de Jess cette dose de pathos. Son rapport avec son mari Eric et sa fille Sam est d’un naturel désarmant et le pathétisme qu'elle doit faire sien n’est nullement affecté. Elle n’en est certainement pas à sa dernière création, car elle a su démontrer une grande capacité de donner vie à un personnage, comme Anne Hathaway l’avait fait dans la pièce de théâtre de Brant qui est à l’origine du livret de Grounded

Les autres membres de la distribution méritent aussi de bonnes critiques. Dans le rôle d'Eric, le ténor américan Ben Bliss est capable de ces nuances qui servent tant le cowboy du Wyoming que le mari de Jess qu'il incarne et dont l’empathie est totale pour cette pilote de plus en plus angoissée. L’autre grande découverte de la soirée aura été la soprano Ellie Dehn qui, dans le rôle du moi alternatif de Jess, chante avec conviction, ses aigus aériens étant d’une cruelle beauté. Le baryton Kyle Miller qui endosse le rôle de l'ado et du caméraman de Jess, de même que la basse Greer Grimsley dans le rôle du commandant et dont la présence est récurrente sur le plateau, complètent très bien une distribution qui ne souffre d’aucune inégalité, comme cela est souvent le cas dans les productions lyriques … même dans les grandes maisons comme le Met. De grands moments choraux et de belles chorégraphies caractérisent également la production et contribuent grandement à son succès.

Emily D'Angelo et le choeur du Met, Grounded, Metropolitan Opera de New York, 2024
Photographie : Met Opera

La force de cette production réside aussi dans la scénographie de Mimi Lien, qui a choisi de diviser le plateau en une moitié inférieure fait d’une une boîte qui sert de décor, tantôt pour un bar, tantôt pour la résidence de Jess et Eric, et une moitié supérieure consistant en une scène en gradins où évoluent les camarades pilotes de Jess qui ne donnent aucun signe de souffrir du vertige. Les projections de Jason H. Thompson et Kaitlyn Petras sont un ajout utile à cette scénographie, bien que l’on aurait aimé plus de précision dans les scènes où les drones frappent ou ne frappent pas leurs cibles, ce qui vaut à Jess un procès devant une cour martiale. La mise en scène de Michael Meyer se caractérise par une direction impeccable des acteurs et actrices, y compris de la Lucy Blue, la jeune fille du couple, qui n’est pas intimidée par la grande scène.

Grounded est un spectacle fascinant qui démontre que l’opéra peut s’inscrire dans notre réalité contemporaine et quotidienne. La réussite de cette rentrée lyrique du Met milite d’ailleurs en faveur de débuts de saisons qui s’ouvrent sur des créations pour amener le public newyorkais – et celui qui se joindra à lui des quatre coins du monde en visionnant les projections de la série Met en direct et haute définition – à constater que l’opéra, comme le théâtre, la danse et l’ensemble des arts de la scène, est capable de se renouveler, de séduire et surtout d’émouvoir. 

Emily D'Angelo, Yannick Nézet-Séguin et Ben Bliss, Grounded, Metropolitan Opera de New York, 2024
Photographie : Daniel Turp

Production
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