Critiques

CRITIQUE - Sainte-Marine, une femme et un récit empêchés

CRITIQUE - Sainte-Marine, une femme et un récit empêchés

Marie-Annick Béliveau (Sainte-Marine), dans Sainte-Marine, Chants Libres et Oktoécho, 2024
Photographie: Camille Poirier

Annoncé comme un opéra immersif, Sainte-Marine constitue le récit éponyme d’une femme moine maronite dans le Liban du Ve siècle, introduite au monastère par son père qui, pour ce faire, l’avait déguisée en garçon. Elle passera l’essentiel de sa vie cachée dans cette fausse identité genrée, subira l’exil après avoir été accusée à tort d’avoir agressé une jeune femme et lui avoir donné un enfant, puis, après avoir vécu cachée à élever ce dernier, finira ses jours heureuse au monastère. Ce n’est qu’après sa mort que sa véritable identité de femme sera découverte.

Il s’agit d’un récit important, à l’intérieur duquel s’entrecroisent des enjeux qui s’avèrent encore aujourd’hui d’une triste réalité, à commencer par la situation politique abominable que traversent les Libanais·es (et j’ajouterais les Gazaouis) au moment même où je vous écris ces lignes – l’œuvre leur était d’ailleurs dédiée. Parallèlement, Sainte-Marine expose les questionnements identitaires inhérents à une féminité empêchée, à une vie passée dans un genre qui n’est pas le sien.

Afin de traiter ces sujets, Katia Makdissi-Warren a conçu une trame musicale d’une grande richesse se déployant entre le piano (Pamela Reimer), les percussions (Bertil Schulrabe), les flûtes (Marie-Hélène Breault) et le nay (Aymen Trabulsi) – mon coup de cœur musical, sans aucun doute. Cet ensemble soutenait la voix de Marie-Annick Béliveau en Sainte-Marine et celles des trois basses Michel Duval, David Cronkite et Clayton Kennedy, dont les riches et profondes harmonies vocales se faisaient l’évocation du chant monastique maronite – mon deuxième coup de cœur musical. Le texte oscillait entre des passages narratifs en français et des extraits de texte en syriaque, la langue très ancienne qui est encore aujourd’hui utilisée dans la liturgie maronite. Makdissi-Warren a composé une très belle partition alliant diverses influences et couleurs musicales, donnant, il me semble, la part belle à l’improvisation dans certains segments. Seule ombre au tableau à cet égard : dans le passage où Marine exprime ses questionnements liés à sa fausse identité masculine, la musique et le texte défilent à toute vitesse, rendant ce dernier proprement incompréhensible, d’autant plus qu’un problème de balance sonore a rendu la voix de Béliveau presque inaudible parmi la masse instrumentale.

Clayton Kennedy, Michel Duval et David Cronkite (moines maronites) dans Sainte-Marine, Chants Libres et Oktoécho, 2024
Photographie: Camille Poirier

Si Sainte-Marine constitue une proposition musicale intéressante – d’abord grâce au récit de vie captivant qui l’a inspirée –, le rendu global est loin d’être aussi inspirant que ce que j’aurais espéré, considérant toute l’expertise artistique concentrée dans son équipe de conception. D’abord, le livret est très littéral et manque cruellement de poésie, proposant somme toute une narration de surface des épisodes les plus importants de la vie de la sainte. J’ai en tête une longue séquence où Marine raconte son exil dans la vallée des Saints avec l’enfant qui lui a été confié, le texte égrenant une suite de très tristes rimes en « é ». Pourquoi avoir choisi l’écriture en rimes, d’ailleurs? Ce traitement superficiel du drame s’est répercuté dans la performance de Béliveau. En effet, si elle interprétait et racontait, avec toute la maîtrise qui est la sienne, elle n’incarnait pas vraiment. Béliveau restait Béliveau, sans trop laisser Marine l’habiter. Le ton était hésitant entre récitation et drame, on n’avait pas vraiment l’impression d’assister à un opéra.

En ce qui a trait à la dimension immersive de l’œuvre, soulignons que les interprètes et le public se trouvaient mêlés les uns aux autres dans la Satosphère. La salle contenait très peu de sièges (des petits cubes pas très accueillants), ce qui a condamné la plupart des spectatrices et spectateurs à rester debout ou à s’asseoir directement sur le sol. Vraiment? C’est bien beau l’immersion, mais dans ce genre de dispositif, peut-on m’expliquer quelle considération a-t-on eue pour le confort de son public, en partie constitué de personnes âgées et/ou à mobilité réduite? Autrement, à part quelques effets réussis de spatialisation sonore, la dimension proprement immersive m’est apparue assez mince : les images projetées sur le dôme étaient belles, mais n’apportaient pas grand-chose au tout, et le dôme de la Satosphère s’est avéré sous-utilisé. Comme me l’a mentionné l’amie qui m’accompagnait à la performance, celle-ci aurait pu avoir lieu dans n’importe quelle autre salle, et même dans une disposition spatiale plus classique, et l’effet d’ensemble aurait été le même (et l’expérience d’écoute, plus ergonomique).

En somme, c’est à un programme ambitieux que nous ont conviés Chants Libres et Oktoécho, lequel, malheureusement, n’a pas su remplir ses promesses. Si la pertinence artistique et humaniste du propos est incontestable, l’écrin clinquant avec lequel on l’a enrobé n’a pas suffi à pallier ses lacunes.

Sainte-Marine

Opéra immersif de Katia Makdissi-Warren, sur un livret de Marie-Annick Béliveau
Production par Chants Libres et Oktoécho, en collaboration avec la Société des arts technologiques, Normal Studio et le Festival du monde arabe

Production
Chants Libres
Représentation
Satosphère de la Société des arts technologiques , 10 novembre 2024
Instrumentiste(s)
Marie-Hélène Breault (flûtes), Aymen Trabulsi (nay), Pamela Reimer (piano), Bertil Schulrabe (percussions)
Interprète(s)
Marie-Annick Béliveau (Sainte-Marine), Michel Duval, David Cronkite et Clayton Kennedy (moines maronites)
Mise en scène
Charlie Poirier-Bouthillette (conception vidéo), Flavie Lemée (éclairages), Marianne Lonergan (scénographie et costumes), Angélique Wilkie (dramaturgie)
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