CRITIQUE - Ophélie triomphante
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Sarah Dufresne (Ophélie), dans Hamlet, Opéra de Montréal, 2024
Avec Hamlet d’Ambroise Thomas, l’Opéra de Montréal sort des sentiers battus en mettant à l’affiche une œuvre rare. L’audace de la proposition a été de confier la création et la distribution du spectacle à une équipe presque à 100 % locale. Une gageure réussie, dans la mesure où les talents d’ici ont fait rayonner avec éclat cet opéra plutôt oublié.
Bon, il faut bien avouer que si Hamlet n’est pas entré au répertoire courant, c’est que l’œuvre, bien qu’elle soit de bonne tenue, n’est pas non plus un incontournable. On appréciera le métier d’Ambroise Thomas, notamment dans son orchestration raffinée et originale (premier solo de saxophone de l’histoire de l’opéra, ce n’est pas anodin), mais l’inspiration mélodique n’est pas aussi prenante que celle d’un Gounod, son contemporain. On ajoutera que l’adaptation par les librettistes de la pièce de Shakespeare a atténué le drame de façon notoire. Il en résulte une œuvre un brin trop longue qui dilue la tension au lieu de la condenser. Néanmoins, le spectacle recèle des moments dramatiques fort réussis : le théâtre organisé par Hamlet à l’acte II, la confrontation entre Hamlet et Gertrude à l’acte III, ou encore la célèbre scène de la folie d’Ophélie sont des moments marquants qui ont de quoi plaire à tout amateur d’opéra !
C’est dire qu’il fallait regrouper des talents d’exception pour que cette œuvre vaille le détour. Et c’est ce que l’on retient de cette nouvelle production. De tous ces talents, un nom est sur toute les lèvres : Sarah Dufresne.
Elle est LA révélation du spectacle. Un talent spectaculaire qui nous laisse en totale admiration devant sa performance pratiquement parfaite : un timbre magnifique, une diction impeccable, une musicalité sensible et émouvante, une présence scénique aussi gracieuse qu’engagée, les éloges ne peuvent que s’accumuler devant une telle prestation. Cet Hamlet est donc celui de la consécration de Sarah Dufresne. Le public ne s’est d’ailleurs pas gêné pour l’applaudir amplement, après la scène de la folie tout comme au salut final.
À côté de cette Ophélie glorieuse, le Hamlet d’Elliot Madore s’est un peu éclipsé. Non pas qu’il soit décevant, loin de là, le chanteur possède un bel instrument et sa présence scénique est convaincante, mais il parait peut-être un peu terne. En fait, on a juste l’impression que ce n’est pas le meilleur rôle pour mettre en valeur ce chanteur qui pourrait, dans d’autres contextes, rayonner avec bonheur.
La distribution féminine était décidément de haute tenue puisque la mezzo-soprano française Karine Deshayes a aussi fait grande impression. Son timbre riche et sa présence scénique solide ont été mis à profit pour faire de sa Gertrude un personnage plus complexe et profond qu’il n’y parait au premier regard. Du grand art dont on se délecte avec grand plaisir.
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Elliot Madore (Hamlet) et Karine Deshayes (Reine Gertrude), dans Hamlet, Opéra de Montréal, 2024
Le reste de la distribution était d’une aussi grande qualité. Si Nathan Berg en Claudius a commencé sa première scène avec un léger manque d’assurance, il s’est repris pour le reste de la soirée en offrant une performance musicale et scénique très solide. En grande forme, Antoine Bélanger incarnait un Laërte au caractère affirmé. Rocco Rupolo, Alexandre Sylvestre et Matthiew Li étaient irréprochables dans des rôles certes secondaires, mais qui comportent leur part de défis. Et dans le rôle du spectre, Alain Coulombe était impérial, comme toujours.
La mise en scène efficace d’Alain Gauthier déployait un « je-ne-sais-quoi » de post-moderne dans cette collusion des univers visuels. Les magnifiques costumes ancraient l’action dans la cour médiévale du Danemark, quoique le réalisme historique ne soit pas de mise, la conception relevant plus d’une stylisation de cette iconographie. Quant au décor – trois caissons amovibles très bien exploités pour créer divers espaces de jeux – ils évoquaient plutôt, avec leurs murs de briques et les portes métalliques, un quartier industriel à l’abandon plus proche de nous dans le temps. Il s’en dégageait une atmosphère glauque à souhait, ou les apparats de la cour n’arrivaient pas à couvrir le scabreux du drame. Il y a bel et bien quelque chose de pourri au royaume du Danemark…
Dans la fosse, Jacques Lacombe dirigeait avec éloquence un Orchestre Métropolitain attentif aux sonorités et au style de la partition. Cela complète ce tour du chapeau des forces vives qui ont été mises à contribution pour la création de ce spectacle de haute qualité. Saluons l’audace de programmer des œuvres moins connues qui permettent au grand public de découvrir les richesses du répertoire lyrique, bien au-delà des canons consacrés et des valeurs sûres qui constituent la majorité des saisons de ce type de compagnie lyrique. Mais saluons surtout cette occasion de soutenir et de faire briller nos artistes si talentueux. Cela vaut tout l’or du monde !
Éric Champagne
Hamlet, opéra d’Ambroise Thomas sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré
- Production
- Opéra de Montréal
- Représentation
- Salle Wilfried-Pelletier de la Place-des-Arts , 16 novembre 2024
- Direction musicale
- Jacques Lacombe
- Instrumentiste(s)
- Orchestre Métropolitain et Chœur de l’Opéra de Montréal
- Interprète(s)
- Elliot Madore (Hamlet), Sarah Dufresne (Ophélie), Karine Deshayes (La reine Gertrude), Nathan Berg (Claudius), Antoine Bélanger (Laërte), Rocco Rupolo (Marcellus), Alexandre Sylvestre (Horatio), Matthiew Li (Polonius), Alain Coulombe (Le spectre)
- Mise en scène
- Alain Gauthier