Critiques

CRITIQUE - Enigma, ou l’art de confondre mystère et invisibilité

CRITIQUE - Enigma, ou l’art de confondre mystère et invisibilité

Enigma, Opéra de Montréal, 2024

L’écrivain misanthrope Abel Znorko (Antoine Bélanger) vit seul depuis des années, reclus sur l’île de Rösvannöy, en pleine mer de Norvège. Il est visité par le journaliste Erik Larsen (Jean-Michel Richer), qui souhaite l’interroger sur son plus récent roman, une correspondance amoureuse passionnée pour le moins mystérieuse. L’ouvrage est dédié à une certaine H. M., et Larsen souhaite en percer le mystère. S’en suivent des échanges d’abord tendus; Znorko joue parfaitement son rôle d’auteur détestable, éludant constamment les questions de Larsen et le provoquant dès qu’il le peut. Puis, la percée graduelle du mystère de la dédicataire du roman force les deux hommes à aller vraiment à la rencontre l’un de l’autre, non sans déchirements.

Sur scène, le huis clos se déroule à l’intérieur de deux immenses cubes contenus l’un dans l’autre, dont les arêtes lumineuses contribuent à marquer les tournants dramatiques de l’œuvre. Tout le récit se déploie dans le salon de Znorko, et la scénographie mobilise une esthétique rappelant les années d’après-guerre. L’effet de réclusion est saisissant, sans être étouffant. En ce sens, la mise en scène de Paul-Émile Fourny, directeur artistique de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole, s’avère d’une redoutable justesse : réaliste sans être convenue, innovante sans se perdre en abstractions. On soulignera néanmoins quelques étrangetés chorégraphiques dans la gestuelle des deux interprètes, particulièrement dans le deuxième acte, alors que le mystère de H. M. se dénoue de façon plutôt laborieuse.

Le livret de Schmitt est tout à fait remarquable : les dialogues sont précis et rythmés, poétiques et sensibles. Le public aura ri à quelques reprises, avec raison. Toutefois, ce qui devait, sous forme de pièce de théâtre, s’avérer une conversation dense et poignante, tire inévitablement en longueur une fois mis en musique, particulièrement dans le deuxième acte. Si le jeu du chat et de la souris entre Znorko et Larsen est tout à fait captivant durant la première moitié de l’œuvre, la résolution du mystère en de multiples couches n’en finit plus de finir en deuxième partie. L’issue n’en est pas prévisible pour autant, mais j’ai eu le temps d’anticiper une multitude de scénarios tout au long de l’acte. Autrement dit, j’ai eu le temps de réfléchir, et ce n’est pas si bon signe. Il faut peut-être en imputer la responsabilité à une musique qui se déploie essentiellement en style récitatif, bien que non dénuée de contrastes. 

Jean-Michel Richer (Erik Larsen) et Antoine Bélanger (Abel Znorko), Enigma, Opéra de Montréal, 2024

Il convient d’ailleurs de souligner l’excellente performance des ténors Antoine Bélanger et Jean-Michel Richer, tant sur le plan vocal que théâtral. Bélanger et Richer, grâce à une présence et une physicalité indéniables, ont su donner toute leur richesse à des personnages d’hommes complexes et brisés.  Mais revenons-en au récit. Deux hommes tentent de percer le mystère d’une femme absente, inspiratrice d’une grande passion amoureuse. On découvre qu’à bien des égards, celle-ci a entretenu des zones d’ombre. Fort bien. Mais quand les interprètes se sont mis à chanter « Les femmes, ce sont des mélodies qu’on rêve et qu’on n’entend pas », j’avoue avoir intensément roulé des yeux. Mais écoutez-les, bon sang! Il est évident que lorsqu’un personnage est absent – une femme, quelle surprise –, on a le loisir de l’entourer de toutes les couches de mystère souhaitées. Le synopsis a ses raisons, vous le verrez bien. Mais il demeure exaspérant de se retrouver une fois de plus devant un opéra qui invisibilise les femmes en prétendant dans la foulée mettre en lumière tout le caractère insaisissable de l’amour et des êtres avec qui on le partage. 

D’ailleurs, faut-il souligner que la principale intervention musicale servant à évoquer la femme absente est un chœur féminin placé dans la fosse, vocalisant sur des « ah ». En plus d’être absente, elle est muette. Formidable. La pièce de Schmitt a beau dater de 1996 seulement, j’ai eu l’impression d’être catapultée en plein dix-neuvième siècle. Et mon exaspération s’est maintenue jusqu’aux applaudissements – malgré de très beaux moments où les deux protagonistes s’ouvrent et se révèlent dans tous leurs déchirements –, où une rangée de choristes féminines habillées en noir ont humblement salué le public, suivies des deux flamboyants interprètes masculins, qui avaient finalement passé la pièce à parler d’elles, en leur absence, soutenus, faut-il le souligner, par une équipe de direction artistique et musicale entièrement masculine. Meilleure chance la prochaine fois, mesdames.

Enigma

Opéra en deux actes de Patrick Burgan sur un livret d’Éric-Emmanuel Schmitt
Opéra de Montréal en co-production avec l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole
ORC : I Musici
CHO : Choeur de l’Opéra de Montréal

Production
Opéra de Montréal
Représentation
Théâtre Maisonneuve , 7 avril 2024
Direction musicale
Daniel Kawka
Interprète(s)
Antoine Bélanger (Abel Znorko), Jean-Michel Richer (Erik Larsen)
Mise en scène
Paul-Émile Fourny
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