Critiques

CRITIQUE - Traitement royal pour la Reine-garçon

CRITIQUE - Traitement royal pour la Reine-garçon

Joyce El-Khoury (Christine) et Étienne Dupuis (Comte Karl Gustav), dans La Reine-garçon, Opéra de Montréal, 2024
Photographie : Vivien Gaumand

Le dicton dit que c’est en forgeant que l’on devient forgeron. Nous pourrions modifier l’adage ainsi : c’est en composant des opéras que l’on devient un compositeur d’opéra ! Avec ce troisième opus lyrique, Julien Bilodeau livre sa partition la plus aboutie dans une œuvre brillamment réalisée, et qui jouit d’une excellente production pour la mettre pleinement en valeur. 

Signe que le compositeur se développe vers une belle maturité, sa partition démontre comme toujours une solide maîtrise de l’orchestration, mais se déploie ici dans une clarté et une simplicité des lignes qui vise juste. Point de contrepoint fastidieux, malgré la luxuriance des harmonies, mais toujours un souffle précis et juste qui donne du relief au livret. Sa musique est plus que jamais dramatique, en ce sens qu’elle réussit à faire vivre tous les personnages et à nous transmettre leurs émotions et leurs développements psychologiques, sans facilité ni cliché. Le compositeur va même jusqu’à se permettre des jeux de contrastes critiques où sa musique commente avec un peu d’ironie et d’humour une scène qui pourrait, sous d’autres plumes, devenir convenue, voire banale. 

Les éléments naturels trouvent aussi une place dans sa partition, non pas comme une simple description cinématographique, mais comme un univers intrinsèque au drame. En ce sens, la nordicité partagée entre le Québec et les pays scandinaves trouve ici une illustration musicale subtile et sensible.  À cela s’ajoute une idée de génie : l’intégration du Kulning (chant ancestral suédois servant à appeler les troupeaux) qui, bien au-delà d’un simple clin d’œil folklorique, se transforme métaphoriquement en voix de la Suède, en expression de l’âme du peuple qui résonne aux oreilles de la reine, en échos avec ses tourments.

Bien que très classique dans sa réalisation, le livret de Michel Marc Bouchard permet de raconter une histoire, le plus simplement du monde, sans exploration formelle ou conceptuelle. Le dramaturge en est à sa troisième mouture sur le sujet, après une pièce de théâtre et un scénario de film, poursuivant ici l’exploration de la vie de Christine (1626-1689), reine de Suède au destin aussi fascinant qu’atypique. Il faut se rappeler qu’un drame historique, lorsque créé par un artiste contemporain, est généralement prétexte à un regard sur des enjeux contemporains. Observer le passé pour mieux comprendre le présent (et peut-être même l’avenir), tel est le parti pris du librettiste qui aborde ici des questions d’identité, de devoir envers les autres et envers soi-même. Si certaines scènes ou encore certains rôles semblaient un peu avares de mots, la structure globale du livret est solide et le propos se dévoile sans appuis outranciers (un écueil dans lequel il est facile de sombrer). 

À tout seigneur tout honneur, l’œuvre jouit pour son baptême scénique d’une production de très haut niveau. La mise en scène d’Angela Konrad est certes sobre et classique (ce n’est pas une contextualisation contemporaine, l’action se déroule bel et bien au XVIIe siècle), mais elle est tout au service de la partition et du livret. Pas de théâtre grandiloquent ici, le conflit est intérieur et il s’exprime ainsi. Or l’écrin est fabuleux, surtout dans la représentation des éléments de la nature : tempête de neige, aurores boréales, ciel nocturne et soleil nordique nous éblouissent grâce à la vidéo réaliste et détaillée d’Alexandre Desjardins, aux éclairages sensibles d’Éric Champoux et à la scénographie souple et efficace d’Anick La Bissonnière.

La Reine-garçon, Opéra de Montréal, 2024
Photographie : Vivien Gaumand

La distribution vocale, entièrement canadienne, regorge de talents. Incarnant la reine Christine, Joyce El-Khoury semblait vocalement un peu en retrait au premier acte, mais elle a pris ses aises dans le second acte. Attribuons cela au stress d’un soir de première, car si on était un peu sur notre faim du côté vocal, son jeu contrasté, jonglant entre l’aplomb et la fragilité, avait tout pour nous convaincre. Étienne Dupuis et Daniel Okulitch étaient impériaux, tandis qu’Eric Laporte et Alain Coulombe brillaient par leur art, malgré des rôles un peu en retrait. Pascale Spinney avait la grâce adéquate pour faire fondre le cœur de Christine... et du public ! Isaiah Bell, agile tant vocalement que physiquement, impressionne dans son incarnation loufoque du comte Johan Oxenstierna. C’est néanmoins Aline Kutan qui vole pratiquement la vedette dans la peau de la mère de Christine. Tout le dédain qu’éprouve la reine mère pour sa fille s’incarne dans une partition pour colorature saisissante, drôle et violente, acerbe et spectaculaire. De la fosse, Jean-Marie Zeitouni dirige avec attention un chœur très bien préparé et un orchestre entièrement investi.

La Reine-garçon est donc un spectacle à voir et à entendre. Après les représentations montréalaises, l’œuvre prendra l’affiche à Toronto dans le cadre d’une future saison de la Canadian Opera Company, qui est co-producteur du spectacle. Mais il est permis d’espérer que cet opéra voyage au-delà de nos frontières : il le mériterait amplement.

Suite à cette réussite admirable, souhaitons que Julien Bilodeau réalise d’autres opéras. Sachant qu’il excelle dans ce genre, toute nouvelle proposition de sa part ne pourra que nous enthousiasmer! 

Pascale Spinney (Comtesse Ebba Sparre), Aline Kutan (Marie-Éléonore de Brandebourg) et Étienne Dupuis (Comte Karl Gustav), dans La Reine-garçon, Opéra de Montréal, 2024
Photographie : Vivien Gaumand

La Reine-garçon

Opéra de Julien Bilodeau sur un livret de Michel Marc Bouchard
ORC : Orchestre symphonique de Montréal
CHO : Chœur de l’Opéra de Montréal

Production
Opéra de Montréal et Canadian Opera Company
Représentation
Salle Wilfried-Pelletier de la Place des Arts de Montréal , 3 février 2024
Direction musicale
Jean-Marie Zeitouni
Interprète(s)
Joyce El-Khoury (Christine, reine de Suède), Étienne Dupuis (Comte Karl Gustav), Pascale Spinney (Comtesse Ebba Sparre), Daniel Okulitch (Chancelier Axel Oxenstierna), Isaiah Bell (Comte Johan Oxenstierna), Aline Kutan (Marie-Éléonore de Brandebourg), Eric Laporte (René Descartes), Alain Coulombe (assistant de Descartes), Anne-Marie Beaudette (chant kulning)
Mise en scène
Angela Konrad
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