CRITIQUE - Un récital aux couleurs opératiques : Le Winterreise de Philippe Sly et Olivier Godin
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Le 24 novembre dernier, Orford Musique a accueilli pour la seconde fois cette année le duo formé du baryton-basse Philippe Sly et du pianiste Olivier Godin afin d’offrir au public le Winterreise de Franz Schubert. En effet, le récital qui devait avoir lieu au mois de juillet dernier avait été reporté en novembre, une petite déception estivale qui s’est finalement avérée plutôt agréable : entendre le « Voyage d’hiver » en juillet, c’est un peu moins de saison qu’à la fin novembre. La petite neige qui recouvrait le terrain d’Orford Musique, de même que la température glaciale surprenante pour l’automne, a magnifiquement donné le ton pour une soirée qui s’annonçait forte en émotions musicales.
Au menu donc, une seule œuvre, soit ce majestueux cycle de mélodies de Schubert présenté sans entracte. Avec les noms de Sly et Godin au programme, j’avais de grandes attentes – elles ont heureusement été comblées : ce concert valait définitivement le petit voyage jusqu’à Orford. D’abord, parce que la musique a été agréablement servie par ces deux interprètes dont l’âme semble littéralement se déployer sur scène lors de leur performance, et ensuite parce que l’approche Sly à la formule du récital donne l’impression que l’on assiste davantage à une production lyrique qu’à un récital en soi.
Outre sa maîtrise impressionnante de son instrument et les nuances qu’il mobilise au niveau musical, c’est par ses grandes capacités de jeu scénique que Philippe Sly se démarque en général sur la scène lyrique. Et cette théâtralité, il la transporte avec lui dans ces concerts plus intimes que constituent les récitals, offrant ainsi au public une interprétation complète et enlevante. D’abord installé près du piano pour le « Gute Nacht » (« Bonne nuit ») qui sert d’ouverture au cycle, il s’en éloigne plus les lieder se succèdent, rendant vivante la notion de voyage qui caractérise cette musique. Certains petits détails viennent automatiquement chercher l’attention : je pense notamment à son petit jeu de mains précédant le quatrième lied, « Erstarrung »(« Engourdissement »), qui donnait l’impression qu’il avait les mains froides, engourdies. Ce sont ces petits gestes qui confèrent une vérité à l’interprétation et qui la rendent aussi captivante.
Cette attention à la dramaturgie se transpose également dans le chant, à travers notamment les jeux de timbres déployés par le baryton-basse. S’il possède un timbre vocal très chaleureux, qui résonne et enveloppe l’auditoire, Philippe Sly mobilise également par moments une autre voix : flottante, tel un écho, plus aérée. Cette capacité à changer de timbre en cours d’interprétation est particulièrement effective dans les pièces contrastantes, ce qui est le cas par exemple du onzième lied « Frühlingstraum » (« Rêve de printemps »), où le protagoniste fait l’expérience à la fois de la colère et de la nostalgie. Conjuguée à son jeu des plus convaincants, ces variations vocales ont fait de son interprétation un moment musical unique, durant lequel on aurait dit que le temps était suspendu. Mention spéciale également à son « Auf dem Flusse » (« Sur le fleuve »), d’une force incroyable, de même qu’à son léger « Die Post » (« La Poste »), durant lequel son expression faciale toute joviale et débonnaire a fait doucement rire le public.
Le Winterreise est théâtral de par son livret, certes, mais sa musique est également dramatique à souhait. Le pianiste Olivier Godin mobilise dans son interprétation un registre infini de nuances qui rendent justice à cette composante de l’œuvre, conférant du même coup au pianiste un rôle principal plutôt que simplement de collaborateur. Il fait parler avec toute l’aisance qu’on lui connaît son piano, et dialogue ainsi en parfaite synchronicité avec le chanteur. La partie pianistique du Winterreise étant étroitement complémentaire à la partie vocale, la symbiose résultant de l’interprétation de l’œuvre par le duo était totale. On ne peut que remercier Orford Musique, de même que les deux musiciens, pour cette performance de qualité supérieure. Aussi souvent joué et enregistré soit le Winterreise, celui de Sly et Godin vient de prendre une place de choix dans mon palmarès des meilleures interprétations de cette œuvre mythique de Schubert.
Die Winterreise
Cycle de 24 mélodies composé par Franz Schubert
- Production
- Festival Orford Musique
- Représentation
- Salle Gilles-Lefebvre , 24 novembre 2023
- Interprète(s)
- Philippe Sly (baryton-basse)
- Pianiste
- Olivier Godin