CRITIQUE - Lucie de Lammermoor à Québec : Inattendu et musicalement réussi
Jodie Devos (Lucie), dans Lucie de Lammermoor, Opéra de Québec, 2023
Photographie: Jessica Latouche
Jean-François Lapointe, directeur général et artistique de l’Opéra de Québec, souhaite mettre l’accent sur le répertoire lyrique de langue française, et pas seulement sur du répertoire français. En ouvrant la saison avec Lucie de Lammermoor, la version française du célèbre opéra de Donizetti, il a fait d’une pierre deux coups : concilier le bel canto avec l’esprit du grand opéra romantique français. L’œuvre fut chantée à Paris en 1839 dans la traduction d’Alphonse Royer et de Gustave Vaëz, et, pour s’ajuster au goût français alors dominé par Halévy et Meyerbeer, Donizetti lui avait apporté quelques changements à sa partition. Le célèbre air de Lucia, « Regnava nel Silenzio », a fait place à une cavatine, « Que n’avons-nous des ailes », provenant d’une œuvre antérieure du compositeur ; certains personnages ont changé de nom ; Arthur, le prétendant de Lucie est plus étoffé, et Alisa, la confidente, a disparu, ce qui accentue l’isolement de l’héroïne, seule dans un milieu d’hommes contrôlants.
La mise en scène, les décors et les costumes de Lucie de Lammermoor sont ceux de la production de l’Opéra de Tours, ainsi que deux des chanteurs (Lucie et Gilbert, le bras droit d’Henri Ashton). Si la distribution vocale est irréprochable, on peut s’interroger sur les choix du metteur en scène Nicola Berloffa et du scénographe Andrea Belli, qui ont occulté toute la couleur « locale » de l’opéra qui repose sur une nouvelle de Walter Scott (1819) ayant pour cadre l’Écosse du XVIIe siècle.
La transposition de l’opéra dans la société aristocratique du XIXe siècle est très acceptable, puisque les mariages forcés et la soumission des femmes étaient encore monnaie courante en Occident. Cependant, pourquoi avoir balayé du revers de la main toute référence visuelle à l’intrigue ? Exit la forêt, la fontaine témoin des amours de Lucie et d’Edgard. Quant à la scène de la folie, rien de ce qui la caractérise normalement n’est à l’ordre du jour. Il faut beaucoup d’imagination pour croire que, dans sa robe blanche immaculée et avec sa coiffure impeccable, l’héroïne vient d’assassiner son mari.
Le lever de rideau est censé représenter une chasse en forêt : la scène dénuée de tout décor baigne dans une atmosphère glauque et enfumée – une possible allusion au brouillard écossais –, éclairée faiblement par une série de projecteurs jaunes. Il ne se passe rien : les chasseurs sont sagement assis, en redingote, un livre à la main, comme s’ils lisaient le roman de Walter Scott ! Quant au décor dans lequel évolue Lucie, il est fait de trois grands panneaux blancs tenant lieu de forêt ou de château.
Il reste donc la musique et le drame vécu par Lucie. L’opéra bénéficie d’une excellente distribution franco-québécoise, dont on a pu apprécier la remarquable cohésion dans le sextuor de l’acte II. Henri Ashton, désireux de se débarrasser de son ennemi juré Edgard Ravenswood et pressé, par nécessité financière, de marier sa sœur à Arthur Bucklaw, a été bien servi par le baryton Hugo Laporte, qu’il s’agisse de l’air « D’un amour qui me brave » ou des duos l’opposant à Edgard, ainsi qu’à celui, faussement compatissant, avec Lucie, qui se croit trahie par son amoureux (« L’ingrat te/me délaisse »). Pour lui donner la réplique, trois ténors aux timbres bien caractérisés : le Français Yoann Le Lan, dans le rôle du magouilleur Gilbert, a une voix claire qui passe facilement la rampe ; son compatriote Julien Dran, qu’on avait apprécié en 2021 dans L’Elisir d’amore de Donizetti, s’est montré très convaincant en Edgard, tant par son lyrisme et son timbre velouté que par sa générosité vocale, ce dont on a pu se rendre compte dans son duo passionné avec Lucie et dans la scène finale de l’opéra. Emmanuel Hasler, qu’on a vu au Festival d’opéra dans Pomme d’Api d’Offenbach, a bien cerné l’inquiétude d’Arthur face à la froideur de Lucie. Enfin, soulignons la voix puissante et la belle présence scénique de la basse Tomislav Lavoie dans le rôle de Raymond, le ministre du culte chargé de célébrer le mariage de Lucie et d’Arthur.
Jodie Devos (Lucie) et Julien Dran (Edgard), dans Lucie de Lammermoor, Opéra de Québec, 2023
Photographie: Jessica Latouche
La soprano colorature belge Jodie Devos a clairement fait ressortir la personnalité de Lucie : à la fois forte et fragile, passionnée et brisée par l’énorme mensonge tramé par son frère et le fourbe Gilbert. Les murs blancs qui l’entourent semblent l’enfermer dans son destin voué à la mort. Les nombreuses roulades issues du bel canto s’envolent avec aisance, les aigus chers à Donizetti sont fièrement attaqués et sa palette de nuances allait jusqu’à de remarquables pianissimi. La scène de la folie nous a montré une Lucie touchante, complètement déconnectée de la réalité, et nous a valu de magnifiques dialogues avec la flûte de Geneviève Savoie.
Soulignons la solide prestation du chœur, en particulier de celui des hommes et l’excellence de l’Orchestre symphonique de Québec. Le chef Jean-Marie Zeitouni a mis en valeur la richesse de la partition, qu’il s’agisse des sombres accents du prélude, des accents martiaux du mariage forcé de Lucie ou de la scène de folie.
Lucie de Lammermoor
Opéra séria en trois actes de Gaetano Donizetti, sur un livret de Salvadore Cammarano
- Production
- Opéra de Québec
- Représentation
- Salle Louis-Fréchette du Grand Théâtre de Québec , 21 octobre 2023
- Direction musicale
- Jean-Marie Zeitouni
- Interprète(s)
- Jodie Devos (Lucia), Julien Dran (Edgard), Hugo Laporte (Henri), Yoann Le Lan (Gilbert), Emmanuel Hasler (Sir Arthur), Tomislav Lavoie (Raymond)
- Mise en scène
- Nicola Berloffa