CRITIQUE - Drames et passions au clair de lune
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Dominique Côté (Gérard) et Dominic Lorange (Yvon) dans Messe solonnelle pour une pleine lune d’été, Festival d’opéra de Québec, 2023
Photographie : Éric Laroche
Enfin l’univers de Michel Tremblay trouve sa place à l’opéra ! Après des adaptations marquantes dans le monde du théâtre musical (on pense aux deux spectacles de Daniel Bélanger, ou encore à celui de Catherine Major qui, malgré la publicité qui le qualifiait d’opéra, était bel et bien un théâtre musical – ceci dit sans jugement de valeur ; il s’agit d’une forme différente qui est régie par des codes qui lui sont propres), cette œuvre prouve que l’univers de Tremblay peut exister dans un contexte lyrique, dans une forme où la musique et le chant sont la convention prédominante, et où la partition unifie et structure l’œuvre et son discours. Ce nouvel opéra offre une démonstration éloquente que la langue de Tremblay, le joual ou la parlure québécoise, peut très bien se chanter autrement qu’avec des voix populaires.
Si cette Messe solennelle pour une pleine lune d’été est une réussite, c’est notamment grâce à un livret puissant qui aborde des sujets graves, des drames universels de la condition humaine qui parlent directement aux auditeurs. Le foisonnement dramatique est tel que la distribution met en scène avec une égale importance les onze chanteurs, chacun vivant une réalité qui lui est propre. C’est un fait rare à l’opéra, où nous sommes plutôt habitués à un ou deux protagonistes entourés de personnages secondaires.
Reprenant les mouvements de la messe (avec une certaine liberté, ce n’est pas une messe classique !), l’œuvre consiste en fait en une sorte d’oratorio où chaque personnage a l’occasion de s’exprimer. Il y a un mélange de réalisme et de symbolisme qui transcende les sujets pour les dévoiler sous un jour universel, malgré la prémisse toute québécoise (voire montréalaise, ou à tout le moins citadine) d’une veillée nocturne sur les balcons. L’intelligence de la mise en scène d’Alain Zouvi est double : il a réussi à éviter le statisme possible face à une telle proposition scénique, et il a surtout admirablement bien dirigé les chanteurs dans l’incarnation de leurs personnages, ce qui les rendait tous plus vrais que nature.
Certes, la pièce de Tremblay est conceptuellement construite sur des formes musicales. On relève les ensembles (duo, trio, etc.), mais on note surtout l’idée de contrepoint : un personnage s’identifiant à un autre de façon symbolique, exprime l’universalité partagée d’une destinée que l’on pourrait croire individuelle. C’est extrêmement habile, et le compositeur Christian Thomas a très bien exploité ce procédé pour construire sa partition.
Christian Thomas est pratiquement inconnu du public du concert. Ce compositeur a surtout travaillé dans le domaine de la musique pour le théâtre, la télévision et le cinéma. Le langage musical de son opéra en est d’ailleurs teinté. Essentiellement tonal et consonant, il fait néanmoins place à certaines harmonies plus riches et complexes. Une telle densité est entièrement au service du drame, soit pour en amplifier l’émotion, soit pour en présenter un caractère ironique (un peu comme ce tango joué à l’orgue vers la fin de l’opéra, un épisode quelque peu décalé, mais qui offre une parenthèse onirique aussi efficace que déroutante). Ses lignes vocales sont bien adaptées à la langue de Tremblay, quoique certains tics d’écriture surprennent (il a une propension à terminer plusieurs phrases vers l’aiguë, un choix souvent justifié du côté musical, mais pas toujours convaincant du côté de la prosodie).
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Magali Simard-Galdès (Isabelle) et Jean-Michel Richer (Yannick) dans Messe solonnelle pour une pleine lune d’été, Festival d’opéra de Québec, 2023
Photographie : Éric Laroche
Le compositeur est aussi étonnant dans son utilisation de l’orchestre. Comment est-ce possible de faire sonner un ensemble de 23 musiciens de la sorte ? On croirait qu’ils sont 80 ! Au concert symphonique, c’est clairement un atout, mais à l’opéra, c’est plus risqué. Aussi, l’équilibre était difficile et les débordements sonores, nombreux, fragilisaient certains passages vocaux. On ne peut pas accuser l’orchestre, très impliqué dans l’émotion du spectacle, et admirablement dirigé par Thomas Le Duc Moreau qui a su conserver la tension et l’attention durant les 95 minutes de la partition.
Un immense bravo aux onze chanteurs qui se méritent de grands éloges. Tous étaient criants de vérité, en particulier Alain Coulombe et Ariane Girard qui ont réussi à donner une humanité à des personnages foncièrement antipathiques. Seul Dominique Lorange se démarquait du lot par une voix à la technique plus proche du chant populaire, mais le tout était pallié par un jeu senti et sincère. Il est difficile de ne pas parler en détail de chacun des interprètes, l’espace étant limité. Mais cette distribution « 5 étoiles » était tout simplement spectaculaire.
Réussite admirable que cette création à laquelle le public a réservé un accueil triomphal. Il est clair que le drame de Tremblay y est pour beaucoup, mais l’émotion franche et directe de la partition est aussi une réalisation éloquente en son genre. Bravo au Festival d’opéra de Québec de poursuivre cette vision novatrice de la création d’ici, et souhaitons que les éditions futures nous fassent découvrir les nouvelles voix de l’opéra québécois avec autant de plaisir et d’émotions.
Messe solennelle pour une pleine lune d’été
Opéra en un acte de Christian Thomas sur un livret du compositeur d’après la pièce éponyme de Michel Tremblay
ORC : Les Violons du Roy
- Production
- Festival d'opéra de Québec
- Représentation
- Palais Montcalm , 29 juillet 2023
- Direction musicale
- Thomas Le Duc Moreau
- Interprète(s)
- Magali Simard-Galdès (Isabelle), Jean-Michel Richer (Yannick), Ariane Girard (Jeanine), Jessica Latouche (Louise), Priscilla-Ann Tremblay (Rose), Patrice Côté (Mathieu), Alain Coulombe (Gaston), Chantal Parent (Mireille), Dominic Lorange (Yvon), Dominique Côté (Gérard), Lyne Fortin (la veuve)
- Mise en scène
- Alain Zouvi