CRITIQUE - Laissez-vous emporter par le flot
Photographie : Simon Jolicoeur
Je le dis sans détour, il m’est difficile d’être totalement impartial face au travail de Stéphanie Pothier, interprète qui a porté à bout de bras (et de voix) le rôle-titre de mon opéra Yourcenar : Une île de passions. Cela étant dit, il ne m’est pas du tout impossible de témoigner de sa plus récente création, le concert multimédia De la mer aux nuages. J’ose croire que mon regard de créateur sur son travail artistique saura éclairer sa démarche et témoigner de son projet hors norme.
Oui, on parle bien ici de création, car l’interprète réalise en collaboration avec Julien-Robert, compositeur et artiste numérique, des concerts où la technologie et la musique lyrique se déploient dans un écrin nouveau, dépassant le traditionnel contexte du récital, et allant bien au-delà de la projection décorative ou d’apparat. C’est un volet de sa pratique artistique qui la démarque singulièrement dans le milieu lyrique, puisqu’elle développe un véritable travail d’artiste multidisciplinaire.
Ce nouveau spectacle s’articule autour de l’eau – des nuages et de la pluie jusqu’au fleuve et l’océan dans lequel il se déverse – et propose une exploration visuelle et sonore tout en évocation, en poésie et en méditation. Le répertoire classique est en ce sens pertinemment choisi : La fleur qui va sur l’eau de Fauré, Nuages gris de Liszt, Jardins sous la pluie de Debussy, Reflets de Lili Boulanger, entre autres, trouvent leur place naturellement dans cette épopée immersive. On notera aussi Voix du Golfe, une courte pièce de la compositrice québécoise Rhené Jaque qui offre une touche toute locale à cette évocation maritime, ainsi qu’une très belle interprétation de La Mort d’Ophélie de Berlioz, l’un des moments forts du spectacle.
Mais le cœur du programme est incontestablement Confluents, une création en quatre parties de Julien-Robert. On savait le compositeur très habile dans des œuvres couplant musique instrumentale et traitements électroacoustiques en direct (je garde un excellent souvenir d’œuvres présentées par la SMCQ et l’ECM+, ou encore des performances multimédias qu’il crée avec le percussionniste Julien Compagne sous le nom Video phase). Dans Confluents, il démontre avec grande éloquence son talent. Que ce soit la polyphonie brumeuse qu’il crée à partir d’un mélisme de la voix, ou encore le doux tambourinement de la pluie reproduit en couplant à un traitement électronique le jeu dans le piano préparé, la musique de Julien-Robert est envoûtante, sensuelle même, et éblouit l’auditeur tant par son raffinement que par sa souplesse. Le véritable coup de maître est l’intégration des œuvres classiques à sa musique qui est à ce point réussie qu’on croirait à un flot (sans jeu de mots) continu, un flux sonore d’un seul tenant qui, couplé à la projection vidéo, semble ne jamais avoir de début ni de fin. Le tout se dévoilant avec un naturel désarmant. C’est tout simplement renversant.
Tous les ingrédients sont réunis pour que l’événement nous hypnotise : la voix chaleureuse et expressive de Stéphanie Pothier, le doigté tendre et coloré de Rosalie Asselin, les images magnifiées et la musique brillamment réalisée par Julien-Robert, le tout trouvant son écrin dans la scénographie d’Anne-Sara Gendron. Si la thématique aquatique permet cet état poétique et onirique, une touche abordant des préoccupations environnementales se manifeste dans un tableau où la présence humaine perturbe le cycle des choses, faisant état de la pollution qu’il engendre. Cela aurait pu devenir un peu moralisateur et perturber la suite de la performance, mais a plutôt été présenté avec intelligence et esthétisme, ce qui rend l’exercice encore plus raffiné.
Un autre élément étonnant de ce projet, c’est qu’il se décline en installation visuelle! En parallèle au spectacle, Stéphanie Pothier et Julien-Robert présentaient une installation dans la salle d’exposition de la maison de la culture de Verdun. Cette fois-ci, il s’agissait de tableaux-vidéos faisant écho aux quatre phases de l’œuvre de Julien-Robert, accompagnés de photographies. Si cette présentation mettait en lumière le travail visuel co-réalisé par l’interprète et le compositeur, la musique y trouve néanmoins une place de choix, des séquences préenregistrées accompagnant ces projections.
Assurément, l’expérience artistique est forte, aussi poétique qu’engagée, aussi envoûtante que sublime. Les talents réunis et la vision de cette création en font un incontournable. S’il est un peu difficile de nommer la chose – un récital? un spectacle? une performance? – il suffit de s’y laisser emporter par les flots de la musique et des images pour vivre une expérience unique et mémorable. En toute partialité (!), je ne peux qu’être ébloui par le travail et la vision d’artiste que propose Stéphanie Pothier, ici bien plus qu’une chanteuse, mais bel et bien une artiste multidisciplinaire, dont l’apport des créateurs qui font équipe avec elle contribue à créer une œuvre unique, sensible et touchante.
Photographie : Simon Jolicoeur
De la mer aux nuages
- Production
- Projet ClairObscur
- Représentation
- Quai 5160, Maison de la culture de Verdun , 23 avril 2023
- Interprète(s)
- Stéphanie Pothier (voix, piano-préparé)
- Pianiste
- Rosalie Asselin