CRITIQUE - Karina Gauvin, la magicienne
Photographie : David Mendoza Hélaine
Karina Gauvin chante avec les Violons du Roy depuis trente ans. Cette fidèle collaboration a été soulignée le 9 février dernier à Québec avec l’opéra Alcina de Haendel, présenté en version concert. L’idée de programmer un des plus beaux opéras baroques du répertoire est intéressante et mérite d’être exploitée, mais avec des opéras dont l’intrigue n’est pas trop complexe, ou avec un minimum d’ambiance. En effet, sans décors et sans mise en scène, il est périlleux de s’attaquer aux enchantements de la magicienne Alcina : comment suivre une histoire chevaleresque empruntée au Roland furieux (Orlando furioso) de l’Arioste (1516), mais privée de son univers fantastique ?
Le nez plongé dans le livret en italien et en français, les auditeurs avaient-ils le temps de se laisser emporter par les aventures de Ruggiero, de Bradamante, d’Alcina et de Morgana ? Le succès remporté en 1735 par Haendel reposait en grande partie sur le côté spectaculaire de son opéra : une île peu accueillante qui devient, grâce aux pouvoirs magiques d’Alcina, un palais de rêve et, à l’acte II, un horrible désert; des personnages qui se font passer pour ce qu’ils ne sont pas (Bradamante, Melisso), des hommes transformés en bêtes ou en rochers par Alcina, qui retrouvent enfin leur état normal… À l’acte III, sans aucune mise en espace, sans éclairages spéciaux ou sans projections en arrière-plan, la déconfiture d’Alcina, l’effondrement de son palais et de son pouvoir deviennent incompréhensibles.
En version concert, l’opéra, traité comme un oratorio, se résume à une histoire d’amour rocambolesque qui finit mal pour l’héroïne, à travers une enfilade, durant plus de trois heures, de récitatifs de type secco et d’airs en da capo, brillamment ornés dans les reprises par les chanteurs, avec quelques chœurs confiés aux solistes. C’est beau, mais sans support visuel, c’est un peu long… Cela dit, sur le plan musical, l’Alcina des Violons du Roy est une pure réussite, Jonathan Cohen ayant réuni autour de Karina Gauvin d’excellents chanteurs.
Photographie : David Mendoza Hélaine
Plus qu’une redoutable magicienne, l’héroïne admirablement campée par Karina Gauvin est avant tout une femme amoureuse, qui voit peu à peu lui échapper Ruggiero, qu’elle tient sous sa coupe grâce à ses enchantements. Dans le finale, elle traduit sa défaite en tournant le dos au public, comme pour disparaître. La voix, toujours expressive et généreuse, atteint une intensité bouleversante dans l’air de l’acte II, « Ah ! mio cor ! Schernitosei! » lorsqu’Alcina oscille entre le désespoir et le désir de vengeance. Par sa seule présence sur scène, Karina Gauvin nous fait oublier les réserves que j’ai exprimées plus haut.
Morgana, la sœur d’Alcina, était confiée à la soprano anglaise Lucy Crowe dont le timbre cristallin et puissant ainsi que la vivacité scénique ont apporté une touche de fantaisie – un peu trop, peut-être – au « coeur d’artichaut » qu’elle incarne : enjôleuse, coquette, elle tente de séduire Bradamante qui se fait passer pour un homme, avant de retourner vers son amoureux éconduit, Oronte. Son air « Tornami a vagheggiar » a fait ressortir la pureté de ses aigus et ses habiles colorature.
Ruggiero, le chevalier ensorcelé par Alcina au point d’oublier sa fiancée Bradamante, était chanté par la mezzo-soprano américaine Kayleigh Decker. Rappelons que ce rôle était à l’origine destiné à un castrat. Même si elle n’a pas toujours le relief espéré pour ce genre de répertoire – je l’imagine parfaite dans du bel canto – sa voix agile et riche a bien servi l’air de l’acte II « Mi lusinga il dolce affetto » ainsi que la feinte amoureuse de Ruggiero face à Alcina dans le même acte avec « Mio bel tesoro ». Elle a également abordé l’air « Verdi prati, selve amene » avec un beau legato.
De très grande classe était la Bradamante de la contralto américaine Avery Amereau : une voix veloutée, capable d’une époustouflante virtuosité dans l’air « Vorrei vendicarmi » (acte II) et un rôle complexe, solidement défendu, celui d’une femme affrontant les pires dangers pour retrouver l’homme qu’elle aime. À l’acte III, la confrontation entre Alcina, Ruggiero et Bradamante a donné lieu à un remarquable trio dans lequel chaque personnage exprimait en alternance ses passions.
Souffrant, le ténor anglais Stuart Jackson, réputé pour ses belles interprétations du répertoire baroque, a tenu courageusement à chanter le personnage d’Oronte tout en ménageant considérablement sa voix : on a pu malgré tout apprécier la qualité de son interprétation de l’air « Un momento di contento » (acte III) et surtout, être conquis par son potentiel théâtral plein d’esprit.
Le baryton-basse canadien Nathan Berg fut un efficace Melisso, l’allié et le conseiller de Bradamante et de Ruggiero : très à l’aise dans son personnage, il aurait toutefois gagné à raffiner davantage ses aigus et ses nuances. La soprano anglaise Rowan Pierce fut une agréable découverte dans le rôle du jeune Oberto : une voix légère, pleine de finesse et de clarté, doublée d’une personnalité qui ne passe pas inaperçue.
Le chef Jonathan Cohen fut, comme d’habitude, en parfaite communion avec son orchestre et avec les chanteurs. Sa direction, dynamique et tout en souplesse, a produit le résultat escompté. Chapeau aux instrumentistes qui ont défendu sans faillir la longue partition de Haendel, et une mention spéciale à la violoniste Pascale Giguère et à la violoncelliste Andrea Stewart pour leurs magnifiques solos.
Les Violons du Roy ont dédié ce concert à la mémoire des victimes de la tragédie de Laval.
Alcina de Handel : L’enchantement
Alcina, opéra en trois actes de Georg Friedrich Haendel sur un livret inspiré du poème épique Orlanda Furioso de l’Arioste.
ORC : Les Violons du Roy
- Production
- Les Violons du Roy
- Représentation
- Salle Raoul-Jobin du Palais Montcalm, Québec , 9 février 2023
- Direction musicale
- Jonathan Cohen
- Interprète(s)
- Karina Gauvin (Alcina), Lucy Crowe (Morgana), Rowan Pierce (Oberto), Kayleigh Decker (Ruggiero), Avery Amereau (Bradamante), Stuart Jackson (Oronte), Nathan Berg (Melisso)