Critiques

CRITIQUE - La Beauté du monde : Œuvre d’art digne de ce nom

CRITIQUE - La Beauté du monde : Œuvre d’art digne de ce nom

Damien Pass (Jacques Jaujard), dans La Beauté du monde, Opéra de Montréal, 2022

Après deux reports (pandémie oblige), l’opéra La Beauté du monde s’est enfin déployé devant public, et c’est avec un immense ravissement que ce dernier a pu découvrir cette œuvre riche et, n’ayons pas peur des mots, splendide.  

Splendide, notamment, grâce à la partition somptueuse et inventive de Julien Bilodeau. Le compositeur fait preuve d’un talent hors pair pour l’orchestration, ainsi que d’une maîtrise époustouflante de l’écriture chorale. Quant à l’écriture vocale des solistes, elle démontre une grande attention à respecter la prosodie de la langue, ce qui aide grandement à la compréhension des paroles. L’esthétique adoptée ici par Bilodeau côtoie celle des compositeurs français du XXe siècle (Ravel, Honegger, Poulenc, etc.), avec des touches d’expressionnisme allemand (surtout au deuxième acte, où l’ombre de Berg plane). L’univers sonore en est donc très accessible, et crée ainsi un écrin réaliste en référence à l’époque du drame. À cela s’ajoutent des chants patriotiques français et de la musique de cabaret parisien, procédés aussi efficaces qu’appréciés dans les circonstances. Or, tout accessible qu’elle soit, cette partition regorge d’effets contemporains et de couleurs aussi complexes que réfléchies. En particulier l’idée d’ajouter un chœur dans la fosse, au sein de l’orchestre, qui est certainement la caractéristique la plus impressionnante que le compositeur déploie dans son œuvre.

 On sent aussi que l’instinct dramatique de Bilodeau est très bien affûté. Il sait créer des univers convaincants et adéquatspour soutenir l’histoire et ses personnes. Il sait aussi user, dans des moments très opportuns, de sa musique pour commenter et critiquer une action ou une réplique. Non seulement le compositeur sait déployer une riche palette expressive, mais il prouve que sa partition n’est pas que décorative : à travers ses choix musicaux, il commente le drame avec une grande intelligence. Un seul regret, certaines longueurs dans le premier acte tendent à ralentir l’action scénique. Mais en aucun cas la musique n’ennuie – ce qui n’est pas rien pour un spectacle totalisant deux heures et demie de musique.

Damien Pass (Jacques Jaujard) et Allyson McHardy (Rose Valland), dans La Beauté du monde, Opéra de Montréal, 2022

Le livret de Michel Marc Bouchard est quant à lui bien réalisé. On notera à quel point cette histoire est encore aujourd’hui porteuse d’un lourd souvenir (et malheureusement un peu trop d’actualité). Il est très heureux et quelque peu originald’explorer un drame historique à l’opéra contemporain (un type de sujet qu’on ne retrouve que très peu dans les créations récentes). Ceci dit, le propos est parfois un peu trop appuyé, et l’on ne peut s’empêcher de croire que de l’exploiter à travers le médium de l’opéra, c’est un peu prêcher à des convertis. À cela s’ajoutent quelques facilités dans certains dialogues (Fureur contre Führer !, c’est mince) ainsi que des répétitions qui tombent un peu à plat (on pense à tous ces noms de peintres répétés comme des litanies assommantes). Mais ce sont là de bien petits défauts face à l’ambition de l’œuvre qui nous convainc avec éloquence de sa substantifique moelle.

Ainsi, l’œuvre est solide et magnifique. Sa réalisation scénique, très soignée, rend justice à la création. La mise en scène de Florent Siaud est efficace, quoique bien classique. Mais bon, on ne réinvente pas un drame qui date de la Deuxième Guerre mondiale. Tout est dans le respect des lieux et de l’époque : les magnifiques costumes sont en ce sens criants de vérité. L’apparition sporadique d’éléments de décor plus complexes permet de petites incursions dans une esthétique expressionniste rappelant les dévastations de la guerre, mais on y conserve néanmoins l’élégance classique de l’architecture du Louvre et du musée du Jeu de Paume.

La distribution est elle aussi d’une grande qualité. Damien Pass incarne un Jaujard très impliqué dans sa mission, tout comme Allyson McHardy propose une Rose Valland très sensible. Il faut souligner la personnification diabolique et vicieuse que Matthew Dalen fait d’Hermann Göring, l’une des performances mémorables de cette production. La très courte présence de Layla Claire en Jeanne Boitel est aussi un beau moment du spectacle (l’ambiance délicieuse d’un cabaret parisien y joue pour beaucoup !).

Matthew Dalen (Hermann Göring) et Isaiah Bell (Dr Bruno Lohse), dans La Beauté du monde, Opéra de Montréal, 2022

Cette production soignée était donc au service d’une œuvre profonde et brillante. Des critiques ont souligné une certaine froideur, un certain détachement face au sujet. C’est peut-être le passage obligé pour ne pas sombrer dans un vulgaire mélodrame et conserver l’attention sur la vision philosophique du compositeur et du librettiste. Si détachement il y a, il n’affecte en rien la qualité de l’œuvre, la pertinence du discours et l’intelligence de la partition. Souhaitons que La Beauté du monde puisse rayonner sur d’autres scènes très bientôt. Le public n’en sortira que grandi.

La Beauté du monde

Opéra en un prologue, trois actes et un épilogue de Julien Bilodeau, sur un livret de Michel Marc Bouchard
ORC : Orchestre Métropolitain
CHO : Chœur de l’Opéra de Montréal

Production
Opéra de Montréal
Représentation
Salle Wilfrid-Pelletier, Place des Arts de Montréal , 27 novembre 2022
Direction musicale
Jean-Marie Zeitouni
Interprète(s)
Damien Pass (Jacques Jaujard), France Bellemare (Esther), Émile Schneider (Jacob), Rocco Rupolo (Alexandre Rosenberg), John Brancy (Franz Wolff-Metternich), Allyson McHardy (Rose Valland), Isaiah Bell (Dr Bruno Lohse), Matthew Dalen (Hermann Göring), Layla Claire (Jeanne Boitel)
Mise en scène
Florent Siaud
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