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CRITIQUE - Albertine en cinq temps – L’opéra : Poignante œuvre québécoise

CRITIQUE - Albertine en cinq temps – L’opéra : Poignante œuvre québécoise

Monique Pagé (Albertine à 60 ans), Chantal Dionne (Albertine à 50 ans), Marianne Lambert (Madeleine), Chantal Lambert (Albertine à 70 ans), Florence Bourget (Albertine à 40 ans) et Catherine St-Arnaud (Albertine à 30 ans), dans Albertine en cinq temps – L’Opéra, Les Productions du 10 avril, 2022
Photographie : Véronique Duplain

Il y a un peu moins d’un an (en août 2021), les premières bribes d’Albertine en cinq temps – L’opéra étaient présentées au public et laissaient présager un avenir prometteur pour l’opéra en cours de composition. Il était donc très excitant de pouvoir enfin assister à la représentation de cette œuvre composée, mise en scène et interprétée par une équipe de femmes ; un réel tour de force dans un monde lyrique malheureusement encore très (très) masculin. Il en a résulté un spectacle époustouflant, vrai et haut en émotions, mais qui porte néanmoins à se questionner sur les caractéristiques qui font d’une œuvre un opéra au XXIe siècle.

C’est dans un décor sobre, mais hautement efficace, que se déployaient les cinq Albertine et leur Madeleine : les jeux organisés avec les diverses portes d’où entraient et sortaient les interprètes, ainsi que les mouvements de la grosse lune cachant parfois les musiciennes servaient adéquatement le livret. Il en va de même pour les costumes, les maquillages et les perruques qui traduisaient à eux seuls certaines des émotions jouées par les artistes ; je pense entre autres aux accoutrements de Monique Pagé et de Catherine St-Arnaud, les deux Albertine complètement au bout du rouleau. Quant à la mise en scène signée par Nathalie Deschamps, elle était bien vivante : les nombreux déplacements gardaient nos yeux occupés et les petits moments chorégraphiques ajoutaient une dimension intéressante à l’œuvre.

La partition composée par Catherine Major en est une très accessible, permettant ainsi de ne pas rebuter les néophytes du genre lyrique qui redouteraient une musique trop contemporaine pour une œuvre aussi récente. Dès les premières notes jouées par la pianiste, on découvre une musique à la fois néo-classique et minimaliste, qui frôle parfois la pop québécoise. Néanmoins, l’utilisation de cadences on ne peut plus classiques afin de ponctuer bon nombre des phrases semblait réaffirmer le caractère « musique classique » de l’œuvre. L’instrumentation était très intéressante et le choix du cor anglais pour accompagner les cordes et le piano était judicieux ; cela amenait une très belle couleur à cette trame musicale tantôt apaisante, tantôt poignante.

Il incombe à présent d’aborder ce qui constitue le clou de ce spectacle : l’interprétation sans faille des six artistes lyriques choisies pour la production. Vraiment, elles méritent chacune de grands honneurs pour avoir incarné aussi précisément des personnages au caractère tourmenté, frustré, peiné et résigné. De ce lot se distinguent particulièrement Monique Pagé et Florence Bourget : la première a fait rire l’auditoire à de nombreuses reprises par son ironie marquée et la seconde a su convier d’une main de maître toute la colère du monde avec sa mâchoire crispée et son ton accusateur. Chantal Lambert a également mené le bal avec conviction, justesse et douceurEn ce qui a trait à l’aspect vocal, le public a eu droit à une distribution de grande qualité. Albertine l’opéra est la première œuvre écrite en joual, et si chanter ce dialecte s’est avéré plus difficile, ça n’a pas paru du tout et ça n’a aucunement affecté la technique vocale. Chacune des interprètes avait une diction impeccable qui nous permettait de saisir l’ensemble des phrases sans regarder l’écran sur lequel étaient projetées les paroles : chose rare à l’opéra, puisque la diction lyrique, même dans une œuvre en français, rend parfois la compréhension des paroles peu aisée. Ainsi, par leur chant et leur jeu, chacune des artistes a su faire d’Albertine en cinq temps – L’opéra un spectacle québécois, plus vrai que vrai et très touchant. 

Monique Pagé (Albertine à 60 ans), Chantal Dionne (Albertine à 50 ans), Chantal Lambert (Albertine à 70 ans), Florence Bourget (Albertine à 40 ans) et Catherine St-Arnaud (Albertine à 30 ans), dans Albertine en cinq temps – L’Opéra, Les Productions du 10 avril, 2022
Photographie : Véronique Duplain

Cependant, une question demeure à la fin de cette représentation. Est-ce que cette œuvre, dont les arias et tutti étaient intercalés de nombreuses (et parfois assez longues) interventions parlées peut être considérée comme un opéra Difficile à dire. La création toute récente de Yourcenar – Une île de passions au Festival d’opéra de Québec a d’ailleurs poussé bon nombre de musicologues et de critiques à se poser cette même question. Quelle est donc l'essence de l'opéra au XXIe siècle ?

L’une des caractéristiques principales de l’opéra en tant que genre est certainement son potentiel dramatique. Le livret d’Albertine en cinq temps – L’opéra, aussi touchant qu’il soit, est plutôt descriptif. On se retrouve tantôt dans des souvenirs relatés par les diverses interprètes, tantôt dans le « ici, maintenant », dans la tête de la protagoniste principale, soit l’Albertine de 70 ans qui décrit son nouveau milieu de vie. Si un certain mystère procurant une tension dramatique plane autour du sort de Thérèse – la fille de la protagoniste dont on apprend les circonstances tragiques du décès vers la fin de l’œuvre –, il n’en demeure pas moins que la majeure partie du livret est consacrée au récit de la vie d’Albertine ; il n’y a pas d’intrigue à proprement dit. De plus, la place importante accordée aux scènes parlées dans l’œuvre (il semble juste d’admettre qu’on ait eu droit à un ratio 50/50 en ce qui a trait aux scènes chantées/parlées) porte aussi à se questionner sur la juste utilisation de l’étiquette « opéra ». 

Ces réflexions, qui ne diminuent en aucun cas la qualité du spectacle offert et de l’œuvre en elle-même, poussent à réfléchir sur l’avenir de ce genre musical à notre ère. Est-ce qu’il est temps que ses frontières s’élargissent pour de bon Après tout, la formule d’Albertine en cinq temps – L’opéra rend ce genre beaucoup plus accessible qu’un opéra de Verdi ou de Wagner. Les questions de genre des œuvres musicales sont toujours très complexes, mais nous poussent à remettre en question notre art et à réfléchir. N’est-ce pas cela qui rend l’art d’autant plus intéressant ?

Albertine en cinq temps – L’opéra

Opéra en un acte d’après la pièce Albertine en cinq temps de Michel Tremblay, sur une musique de Catherine Major et un livret du Collectif de la Lune Rouge
Création le 7 septembre 2022

Production
Théâtre du Rideau Vert
Représentation
10 septembre 2022
Direction musicale
Marie-Claude Roy
Instrumentiste(s)
Marie-Claude Roy (piano), Mélanie Vaugeois (violon), Élise Poulin (cor anglais), Annie Gadbois (violoncelle), Anaïs Vigeant (contrebasse)
Interprète(s)
Catherine St-Arnaud (Albertine à 30 ans), Florence Bourget (Albertine à 40 ans), Chantal Dionne (Albertine à 50 ans), Monique Pagé (Albertine à 60 ans), Chantal Lambert (Albertine à 70 ans), Marianne Lambert (Madeleine)
Mise en scène
Nathalie Deschamps
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