CRITIQUE - Quand les mères pleurent à la mer
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Le Flambeau de la nuit
Photographie: Yves Renaud
Pour son retour à la scène, l’Opéra de Montréal présentait ce programme double audacieux coproduit avec Ballet-Opéra-Pantomine (BOP) et I Musici de Montréal, initialement prévu au printemps 2020. Un programme audacieux sur de nombreux plans, mais surtout une occasion de sortir des sentiers battus. Quand a-t-on eu déjà l’occasion d’entendre sur nos scènes un opéra de Vaughan Williams ? Et quand pourrons-nous voir une production de son Poisoned Kiss, ou encore de Pilgrim’s Progress ? Ce seul choix de programmation était un événement en soi, mais la soirée s’est vue enrichie de la création d’un opéra québécois, œuvre autonome néanmoins créée au regard de l’opéra de Vaughan Williams.
Ce diptyque formait une sorte de Stabat Mater aquatique puisqu’il met en scène deux mères pleurant la disparition de leur enfant respectif. Dans Riders to the Sea, la mer est la source nourricière des habitants du village irlandais de Donegal, mais elle est tragiquement le tombeau de nombreux marins, dont les garçons de Maurya. Dans Le Flambeau de la nuit, la mer est porteuse d’espoir pour ces gens qui fuient un fléau, mais elle sera aussi la cause injuste de la mort d’un enfant.
Peu d’action donc, ici le drame est essentiellement psychologique. C’était là le défi à relever par la metteure en scène qui doit miser surtout sur la direction d’acteur. La réalisation scénique imaginée par Édith Patenaude était plutôt sobre, quoi que jamais statique, et enveloppée d’éléments de décors minimaux, mais pertinents (à l’exception de ces bassins d’eau entourant le plateau central, d’un premier degré trop flagrant et mal exploité) et d’une conception des éclairages judicieuse et évocatrice.
De la distribution vocale, d’un bon niveau, se démarquait Allyson McHardy, particulièrement touchante dans son monologue clôturant Riders to the Sea. Il faut dire que sa voix feutrée et moelleuse est parfaite pour ce type de partition. Personnifiant l’autre mère de la soirée, Sydney Frodsham – voix au timbre un peu plus métallique – s’est montrée sensible et expressive dans son jeu. Du côté de l’orchestre, I Musici prenait une ampleur symphonique étonnante dans le Vaughan Williams et exposait des sonorités limpides et claires dans le Tanguay-Labrosse.
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Sydney Frodsham dans Le Flambeau de la nuit
Photographie: Yves Renaud
Le grand plaisir de cette soirée est donc d’avoir pu plonger dans une partition peu connue et d’avoir découvert une création inédite. Vaughan Williams fait parti de ces compositeurs du XXe siècle qui, comme Janáček, Chostakovitch ou Britten, ont été écarté par l’avant-garde avant de connaître un regain d’intérêt, un juste retour de balancier qui célèbre ainsi des inspirations musicales fortes et originales. Il a créé ici une musique riche en texture et en couleur, une sorte d’impressionnisme britannique. On y entend la brume, le flot des vagues et les profondeurs sombres de la mer. Cette partition atmosphérique accompagne admirablement bien une écriture vocale tendre, d’un lyrisme retenu, mais toujours naturel. Certes, la mer, incarnée par l’orchestre, en est le personnage principal, mais jamais les voix ne sont écrasées par l’importance de la partition instrumentale à l’ampleur quasi symphonique. Pas d’air mémorable donc, mais l’ambition du compositeur n’est pas là : sa musique berce le drame, et c’est ainsi qu’il réussit admirablement son pari.
Hubert Tanguy-Labrosse est plus connu du grand public comme chef d’orchestre et co-fondateur, avec Alexis Raynault, de Ballet-Opéra-Pantomime (BOP), qui se démarque sur la scène montréalaise par l’originalité et l’audace de ses productions (essentiellement dans l’opéra de chambre, mais aussi dans d’autres genres alliant musique et arts scéniques). On le découvre ici comme compositeur et on regrette, au regard de son talent, qu’il ne soit que trop peu présent sur la scène des nouvelles musiques. Son écriture chorale est assurément son point fort : en ce sens, le chœur de jeunes voix féminines a démontré un travail admirable et exemplaire, totalement investi et d’une justesse époustouflante. Les phrases courtes du livret étaient traitées dans un type de déclamation lyrique efficient, toujours juste dans la prosodie et dans l’émotion recherchée. Le langage harmonique, un peu statique mais adéquatement atmosphérique, était approprié avec la tension du texte. Le compositeur a fait le choix de développer une esthétique basée sur la psyché des personnages plutôt que sur la représentation de l’action ; une licence artistique qui confère à sa création la noblesse poignante des tragédies grecques. Il était franchement difficile pour le public de ne pas être pris par l’émotion de cet opéra profondément humain.
Finalement, ce doublé formait un spectacle constant, un tout uni, peut-être un peu austère dans sa réalisation, certainement lourd dans son inspiration, mais assurément poignant dans l’émotion. Une grande réussite pour cette rentrée hors du commun.
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Riders to the Sea
Photographie: Yves Renaud
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Riders to the Sea
Opéra en un acte de Ralph Vaughan Williams, livret du compositeur adapté de la pièce éponyme de John Millington Synge
Le Flambeau de la nuit
Opéra en un acte d’Hubert Tanguay-Labrosse, livret d’Olivier Kemeid
Opéra de Montréal, Ballet-Opéra-Pantomime (BOP) et I Musici de MontréaL
Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts
25 et 26 septembre 2021
INT : Allyson McHardy (Maurya/ la nochère), Sydney Frodsham (A woman / la mère), Sarah Dufresne (Nora), Andrea Núñez (Cathleen / une passagère), Geoffrey Schellenberg (Bartley), Lucie St-Martin (une passagère), Mishael Eusebio (un passager), Matthew Li (un passager)
DM : Hubert Tanguay-Labrosse
ORC : I Musici de Montréal
CH : Chœur de l’École Joseph-François-Perreault
MES : Édith Patenaude
- Production