Critiques

Lumière projetée sur l’ombre des géants

Lumière projetée sur l’ombre des géants


Lorsqu’en 2019, la mezzo-soprano québécoise Stéphanie Pothier lançait son projet ClairObscur, elle ne pouvait pas imaginer à quel point la conception pluriartistique (musique-photographie-vidéo) qui le caractérise aurait été appropriée pour la consommation musicale webdiffusée en temps de pandémie : « En croisant la musique de concert avec d’autres formes d’arts (principalement la photographie et la vidéo), Projet ClairObscur développe des expériences de concerts immersives à mi-chemin entre le concert traditionnel et l’opéra à grand déploiement, dans un format technique léger qui est facilement transportable pour favoriser la tournée » (https://www.stephaniepothier.com/projet-clairobscur/arborescence, consulté le 16 juin 2021). Le second spectacle du projet (le premier était Arborescence), Camille Claudel : Dans l’ombre du géant, était annoncé depuis 2020, mais, jusqu’à maintenant, n’avait pu prendre vie que partiellement et dans un format destiné au web : une vidéo (encore disponible sur YouTube) du cycle de mélodies pour voix et quatuor à cordes Camille Claudel : Into the Fire. Le concert enfin présenté à la Salle Bourgie et en webdiffusion intégrait aussi un autre cycle de mélodies (les trois Chansons de Bilitis de Claude Debussy) et le très peu connu quatuor à cordes (1919) de Germaine Tailleferre.

Ce programme est attentivement réfléchi. Le compositeur de Camille Claudel : Into the Fire, Jake Heggie (que le public montréalais associe sans doute à son premier opéra, Dead Man Walking, mis en scène dans la métropole en 2013), signe également l’adaptation pour quatuor à cordes de la partie de piano des Chansons de Bilitis. Dans les deux cycles de mélodies, c’est une femme qui s’exprime : fictive, dans le cas de Bilitis – poétesse grecque inventée par Pierre Louÿs en 1894 –, réelle, dans le cas de la sculptrice Camille Claudel (1864-1943), à laquelle le librettiste Gene Scheer donne une voix. Un autre lien entre ces deux cycles est le fait que la protagoniste du second (Camille Claudel) et l’auteur du premier (Claude Debussy) ont eu un lien d’amitié bien connu et une admiration mutuelle pour leurs œuvres respectives – Debussy avait dans son cabinet de travail La Valse que Claudel lui donna. Mais précisons-le tout de suite : le titre du projet, Dans l’ombre du géant, ne fait pas allusion à la fortune de ces deux artistes – l’une restée dans l’ombre, l’autre devenu un géant. Le géant qui a fait de l’ombre à Claudel est son maître, collègue et amant Auguste Rodin (1840-1917). À partir de ce cas précis – une relation qui a empêché l’épanouissement artistique et amoureux de Claudel et qui a contribué à dégrader sa santé mentale poussant sa famille à la faire interner dès 1913 –, Stéphanie Pothier élargit l’image de l’ombre à toutes les artistes femmes du passé, que ce projet vise à redécouvrir et valoriser à leur juste valeur (voir les notes de présentation du spectacle). D’où l’insertion entre les deux cycles de mélodies d’une œuvre instrumentale d’une compositrice.

L’adaptation pour quatuor à cordes des Chansons de Bilitis est très réussie. Heggie se limite la plupart du temps à orchestrer la partition de piano, avec quelque rare ajout très bien réussi. Notamment, dans la première mélodie (« La flûte de Pan »), un trille lumineux ajouté au moment du retour à la réalité après les plaisirs amoureux (« Il est tard ») donne un effet théâtral qui s’intègre bien à l’interprétation vivante de Stéphanie Pothier. Les images projetées sur les écrans derrière les musiciens aident à renforcer l’effet de transition graduelle du léger au sombre des trois mélodies : un champ de blé ensoleillé et bercé par une brise légère accompagne « La flûte de Pan »; dans « La chevelure », la même image est plus sombre et se cristallise dans une figure abstraite, vaguement florale, qui passe du brun/mauve au noir et blanc. Ce parcours expressif n’est pas que visuel : Stéphanie Pothier chante de façon de plus en plus lyrique jusqu’à abandonner toute légèreté dans « Les Naïades », pendant qu’aux écrans une image fixe évoque l’atmosphère glaciale de la forêt-cimetière en hiver où se déroule le dialogue de la mélodie.

Cette utilisation expressive de la projection, qui traduit l’atmosphère musicale et par ce fait même aide le spectateur à s’y immerger, laisse la place, durant le Quatuor de Tailleferre, à une sélection de tableaux d’artistes femmes. Les sujets représentés sont, eux aussi, des femmes durant le premier mouvement, un « Modéré » (où le Quatuor Molinari n’était pas à son meilleur en termes d’intonation) qui se lie parfaitement aux Bilitis par son alternance entre moments enjoués et pathos. Les premiers hommes – nus – apparaissent aux écrans à la moitié de l’« Intermède »; un tableau avec des femmes au bain apparaît de l’autre côté de la scène, et pousse l’auditeur à concevoir ce morceau dansant comme un jeu de séduction. Le quatuor termine par une tarentelle aux traits tantôt stravinskistes tantôt dramatiques, un collage stylistique qu’accompagne bien une sélection de tableaux abstraits et cubistes.

Dans les deux premières œuvres au programme, l’aspect multimédia contribuait donc à la création ou au renforcement du caractère musical, sans liens directs avec le contenu du texte chanté (dans les Bilitis) ou la compositrice (dans le quatuor). Avec Camille Claudel : Into the Fire, le projet de visualisation de l’œuvre musicale atteint un tout autre niveau. Il ne s’agit plus d’un ajout d’images à la musique – très beau et efficace, certes, mais somme toute très libre –, mais d’une compénétration des deux. Dès le prélude instrumental – dont le thème de valse montmartroise rappelle l’univers d’Amélie Poulin –, accompagné par la projection d’une plaque commémorative reportant un fragment d’une lettre de Camille Claudel à Rodin (« il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente »), le jeu est clair. Chacune des six mélodies suivantes sera un dialogue entre, d’un côté la voix de Camille Claudel réinventée par le librettiste et interprétée par la chanteuse, et de l’autre des sculptures de Camille Claudel ou qui la représentent (à la fin, dans l’épilogue, ce seront des photos, une injection de réalisme pour affirmer, comme dans un film, que c’est « basé sur une histoire vraie »). Ainsi, dans « Rodin », ce dialogue est avec le buste de Rodin, dans « La valse », c’est la sculpture éponyme (celle que possédait Debussy) qui se montre aux écrans, et Vertumne et Pomone, variante de Sakountala dans « Shakuntala ».

Stéphanie Pothier 
Photographie: Étienne Bergeron

À partir de la quatrième mélodie, « La petite châtelaine », le traitement de l’image devient de plus en plus élaboré. C’est un morceau déchirant – dans la petite châtelaine sculptée, Claudel voit la fille qu’elle n’a jamais eue, en raison d’un avortement forcé : « J’ai fait ce qu’il a dit et t’ai retournée à l’argile. […] Maintenant je suis seule à jamais / avec mes enfants de pierre ». Le fond de l’image projetée de la sculpture du jeune visage devient rouge, un rouge qui bouge, du sang. L’allure haendelienne de cet air aux nombreux mélismes jamais gratuits est poignante dans sa richesse expressive. À cet adagio suit la confusion obsessive (rendue par un ostinato minimaliste et la fragmentation des images projetées) de la description phobique que Claudel fait de l’asile où elle a été renfermée (« Gossips »). Sur la triple répétition de la question finale (« Est-ce lui? / Est-ce lui? / Est-ce lui? »), le rôle évocateur de l’image devient sémantique : c’est un détail du buste de Rodin qui apparaît, et Stéphanie Pothier, dans un geste théâtral, se tourne vers les écrans pour le fixer. Elle restera ainsi, le dos tourné, durant la pièce suivante, « L’Âge mûr », instrumentale, dont le thème rappelle la « Nahandove » des Chansons madécasses de Ravel – autre géant de l’époque de Debussy, Claudel et Tailleferre. Le cycle se termine avec un « Épilogue » où la sculpture laisse la place à des photographies de la sculptrice âgée, en compagnie de son amie et collègue Jessie Lipscomb qui lui a rendu visite à l’asile en 1929 : « Merci de vous être souvenue de moi », lui dit Claudel, et évidemment elle le dit aux artistes qui ont conçu cette œuvre, à ceux qui l’ont mise en scène avec tant de finesse, et au public qui est sorti ému et enrichi de ce spectacle.

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Camille Claudel : Dans l’ombre du géant Salle Bourgie et webdiffusion, 12-26 mai 2021 INT : Stéphanie Pothier (mezzo-soprano) INS : Quatuor Molinari MES : (conception vidéo et scénographique) : Julien Robert et Stéphanie Pothier

Photographies : Simon Jolicoeur-Côté

Production
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