CRITIQUE- Metropolitan Opera de New York- Le Vaisseau fantôme de Richard Wagner : de la facture mystique et surnaturelle de la mise en scène de François Girard
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Anja Kampe (Senta)
Der fliegende Holländer (Le Vaisseau fantôme)
de Richard Wagner
Metropolitan Opera de New York, 2020
Photographie : Sara Krulwich, New York Times
Après avoir été fait une première escale au Festival d’opéra de Québec durant l’été 2020, Le Vaisseau fantôme de Richard Wagner dans la mise en scène de François Girard mouillait l’ancre au Metropolitan Opera le lundi 2 mars 2020. Bien accueillie dans notre capitale nationale, comme en ont fait foi les critiques d’Éric Champagne et Jean-Jacques Nattiez parue dans le numéro 21 (Automne 2020) de L’Opéra-Revue québécoise d’art lyrique (p. 30 et 31), la nouvelle production du premier opéra de maturité du maître de Bayreuth était fort attendue du public de la grande compagnie lyrique américaine. Elle l’était d’autant que la mise en scène par François Girard de Parsifal en 2012, reprise en 2018, avait été considérée comme l’une des plus grandes réussites du Met depuis l’entrée en fonction en 2005 de son directeur général Peter Gelb.
Bien que la réaction du public de la première newyorkaise n’ait pas été aussi enthousiaste que celle qui accueillait quelques années auparavant son Parsifal, François Girard aura comblé, pour l’essentiel, les attentes de opéraphiles de New York. Un très bel accueil a été réservé à la production et au travail de l’équipe de création, réunie autour du metteur en scène québécois pour cette deuxième aventure wagnérienne au Met, qui a été, de toute évidence, appréciée.
D’une facture mystique et surnaturelle et privilégiant une approche permettant au public de se reconnaître dans les divers personnages du drame wagnérien, la mise en scène approfondit l’œuvre et traduit bien la complexité des relations entre l’ensemble des protagonistes. Le personnage de Senta est celui que François Girard aura choisi pour illustrer cette complexité. Alors que son entrée en scène n’est prévue qu’au deuxième acte, le metteur en scène fait apparaître celle-ci dès l’ouverture et la représente par une danseuse – qu’incarne Alison Clancy préparée par la chorégraphe Carolyn Choa - dont les gestes se veulent révélateurs des états d’âme de Senta. Contrairement à la production de Québec, le câble suspendu, que l’on retrouvera démultiplié au deuxième acte et qui se substitue au métier des fileuses, n’y est plus. Si ce changement lève une ambiguïté qu’avait soulignée le musicologue Jean-Jacques Nattiez dans sa critique de la version québécoise (L’Opéra, no 21, p. 31), la présence continue de Senta durant l’ouverture n’est pas sans distraire le spectateur de la musique. La chorégraphie, avec ses figures imposées et répétitives, donne d’ailleurs l’impression d’une ouverture indûment prolongée.
Dans les trois actes qui suivent, présentés sans entracte pour respecter le souhait du compositeur et librettiste réunis dans la même personne de Wagner, François Girard offre une vision très picturale de l’œuvre. Les magnifiques projections conçues par Peter Flaherty sont au service de cette vision, comme le sont également les éclairages de David Finn dont les jeux d’ombres et de lumières consacrent le caractère surnaturel du personnage du Hollandais voulu par le metteur en scène. Les décors de John Macfarlane, qu’il s’agisse du navire grandeur nature – ou presque - et de l’immense fresque de l’œil du Hollandais – qui est d’ailleurs l’œuvre du peintre Macfarlane lui-même - accentuent brillamment cette esthétique picturale privilégiée par François Girard.
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Evgeny Nikitin (Le Hollandais)
Der fliegende Holländer (Le Vaisseau fantôme)
de Richard Wagner
Metropolitan Opera de New York, 2020
Photographie : Sara Krulwich , New York Times
Sobre et sombre à la fois, la mise en scène rend le récit lisible, sans tomber dans la simplicité à laquelle le public du Met avait été habitué pendant les 30 dernières années avec la précédente production du Dutchman placée sous la responsabilité d’August Everding. François Girard peint à sa façon des tableaux qui sont respectueux de la matrice de l’œuvre. De l’acte premier où l’équipage du navire de Daland accoste sur la côte norvégienne jusqu’à la scène finale où Senta est propulsée dans l’océan, le metteur en scène québécois donne vie aux thèmes qui deviendront si chers à Wagner, tel celui de l’amour, de la fidélité, de la compassion et de la rédemption qui trouvent une réelle expression dans cette première œuvre lyrique de maturité de Richard Wagner qu’est Le Vaisseau fantôme.
La scène des fileuses du deuxième acte est sans doute celle où François Girard fait preuve de la plus grande innovation et inventivité, les images des choristes et des danseuses autour des cordes suspendues étant celles qui garantiront assurément une mémorabilité à cette production, comme l’ont fait celles des personnages évoluant dans une mare de sang recouvrant le sol du Royaume de Klingsor au deuxième acte de son Parsifal présenté au Met sept ans plus tôt en 2013. Si la conclusion de l’opéra offre l’un des plus beaux moments visuels de la production avec la projection de ces vagues qui déferlent en se substituant à la foule réunie autour de Senta, l’on se serait attendu à ce que des projections - comme celles qui évoquent le vaisseau fantôme en ouverture – puissent illustrer l’ascension vers les cieux de Senta avec le Hollandais.
S’agissant de la distribution, il est difficile de cacher sa déception de n’avoir pu entendre Bryn Terfel dans le rôle du Hollandais. Empêché d’effectuer un retour au Met après sept ans d’absence en raison d’une triple fracture à la cheville causée par une chute lors d’une représentation du même opéra à Bilbao au Pays basque, le baryton gallois était remplacé par le russe Evgeny Nikitin. S’il faut admirer son courage d’avoir accepté de remplacer ainsi au pied-levé l’icône lyrique qu’est devenu Bryn Terfel et louanger son interprétation du premier grand air Die Frist ist um en début de performance, sa prestation est inégale. L’on sent d’ailleurs une fatigue vocale en fin de parcours – et son jeu dramatique n’est guère convaincant, celle de Gregory Dahl à Québec lui étant supérieure. Mais, il s’agit là de l’exception à la règle car les autres interprètes offrent de beaux et grands moments de musique wagnérienne et se distinguent chacun à leur façon. Dans un rôle que François Girard rend encore plus exigeant au plan scénique, la soprano italienne d’origine allemande Anja Kampe tire fort bien son épingle du jeu. Elle rend crédibles les distances qui semblent lui avoir été imposées par le metteur en scène, tant avec le Hollandais qu’avec son fiancé Erik, mais elle s’impose d’elle-même comme le personnage central de l’opéra. Ayant exprimé la crainte que son positionnement en fond de scène ne permettait pas à sa voix d’être correctement projetée dans l’immense enceinte de la Metropolitan Opera House, on constate qu’une telle inquiétude n'était guère justifiée. La voix est aussi puissante que claire, une voix qu’elle module d’ailleurs lorsqu’elle est placée en avant-scène. Son interprétation de la célébrissime ballade du deuxième acte est tout en justesse et pureté, et réussit à émouvoir.
Les deux ténors de la production, David Portillo en pilote de Daland, et Sergey Skorokhodov dans son rôle d’Erik, font aussi belle figure, le second offrant sans doute les plus belles performances vocales de la soirée, sa voix riche et veloutée rendant notamment à merveille la cavatina Willst jenes Tag's du troisième acte de l’opéra. Quant à Franz-Josef Selig qui incarne le personnage de Daland, on est en présence ici d’un grand interprète dont l’impressionnant parcours wagnérien sert bien le nouvel équipage de New York. Sans briller comme ses comparses, Mihoko Fujirama offre une prestation quant à elle tout à fait honorable.
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Evegny Nikitin (Le Hollandais) et Franz-Josef Selig (Daland)
Der fliegende Holländer (Le Vaisseau fantôme)
de Richard Wagner
Metropolitan Opera de New York, 2020
Photographie : Ken Howard, Metropolitan Opera
Et que dire de la direction musicale de Valery Gergiev, sinon qu’on regrette que le Jeannette Lerman- Music Director du Met, le chef Yannick Nézet-Séguin, n’ait pas été au pupitre, tant sa présence au podium de la précédente production de l’opéra avait été mémorable. Le chef russe créée quelques beaux moments musicaux, mais sa direction manque dans son ensemble de cohésion. Du fait de leur expérience et de leur professionnalisme, les instrumentistes du Metropolitan Opera Orchestra réussissent à compenser pour les lacunes de cette direction et font, en définitive, honneur à la première grande partition lyrique de Richard Wagner. Quant à la direction des chœurs et comme à l’habitude, son directeur Donald Palumbo peut être crédité d’une préparation exemplaire des choristes qui, tantôt dans le rôle de marins, tantôt dans leurs personnages de fileuses, s’acquittent avec intelligence et finesse de l’immense responsabilité qui leur a été dévolue dans l’opéra par le compositeur.
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Au moment où ces lignes sont écrites, six autres représentations seront présentées sur la scène du Met les 10, 14, 18, 21, 24 et 27 mars 2020. C’est le chef suisse Patrick Furrer, dont il s’agira des débuts au Met, qui dirigera les deux dernières représentations de la production de New York. La représentation du samedi 14 mars 2020 sera projetée à compter de 12 h 55 sur les écrans du monde entier dans le cadre de la série Met en direct et haute définition, y compris au Québec dans les 16 cinémas participants du réseau Cinéplex dans les régions de Montréal, Québec, Sherbrooke, Gatineau et Victoriaville.
Et la production fera une ultime escale dans le pays du Hollandais volant puisqu’elle sera présentée au De Nationale Opera à Amsterdam pour huit représentations les 4, 7, 10, 14, 17, 20, 23 et 26 février 2021.
Après avoir mis en scène Parsifal (qui sera repris à la Canadian Opera Company en septembre 2020) et Der fliegende Hollander (Le Vaisseau fantôme), François Girard s’est vu confier par le Metropolitan Opera de New York la mise en scène d’un troisième opéra de Richard Wagner pour la grande compagnie lyrique newyorkaise. Comme pour le Parsifal qui avait été présenté à l’Opéra de Lyon en 2012 et Le Vaisseau fantôme qui a pu être vu lors du Festival d’opéra de Québec en 2019, la production de Lohengrin pourra d’abord être appréciée par le public du théâtre Bolchoï de Moscou en 2022, pour l’être ensuite par celui du Met en 2023. Et il est également prévu que la production soit présentée dans le cadre du Festpielhaus Baden-Baden dans les mois qui suivront. On croit comprendre – et l’on s’en réjouit - que la direction musicale de cette production sera assurée cette fois-ci par Yannick Nézet-Séguin et que les rôles principaux seront confiés au ténor Piotr Beczala et à la soprano Anna Netrebko !
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Der fliegende Holländer (Le Vaisseau fantôme)
Opéra en trois actes de Richard Wagner sur un livret du compositeur d’après Henrich Heine
- Production
- Metropolitan Opera de New York / Cinéplex Divertissement
- Représentation
- 2 mars 2020
- Chef de chœur
- Donald Palumbo
- Direction musicale
- Valery Gergiev
- Instrumentiste(s)
- Metropolitan Opera Orchestra et Metropolitan Opera Chorus
- Interprète(s)
- Evgeny Nikitin (le Hollandais), également Anja Kampe (Senta), Mihoko Fujimura (Mary), Sergey Skorokhodov (Erik), David Portillo (Steersman) et Franz-Josef Selig (Dalan)
- Mise en scène
- François Girard