RECENSION- 2018 : Trois importantes publications pour le triple anniversaire du Festival d'Aix-en-Provence
En juillet 2018, le Festival d’Aix-en-Provence, fondé en 1948, fêtait ses soixante-dix ans d’existence, les vingt ans de son Académie (1998-2018) et les dix ans de direction de Bernard Foccroulle (2007-2018). L’histoire du festival a été soulignée, au Musée des Tapisseries de la ville d’Aix, par une exposition qu’on aurait souhaitée plus généreuse, mais ces trois anniversaires ont donné lieu à trois publications que tout amateur d’opéra se devrait de posséder et de fréquenter.
Festival d’Aix-en-Provence. L’Académie. 20 ans de création et d’ouverture, sous la direction d’Émilie Delorme, s.d. [2018], 50 p. [publié par le festival].
L’Académie du festival a pour but de former les artistes de demain en leur offrant, dès le mois de juin, des stages d’interprétation, de composition et de mise en scène. Elle en a accueilli plus de mille depuis sa création en 2008 par Stéphane Lissner. Un petit ouvrage consacré à cette entreprise réunit des témoignages de chanteurs, de compositeurs et d’interprètes. On en retient tout particulièrement un résumé de ses vingt ans d’histoire, de « la fabrique d’une utopie » à son « élargissement et sa diversité ». La liste impressionnante des 67 créations mondiales et commandes de l’Académie, le plus souvent présentées dans des concerts instrumentaux ou pour voix et petits ensembles, illustre l’ouverture du festival à des œuvres contemporaines et aux cultures du monde. Le cas de l’Orchestre des jeunes de la Méditerranée est emblématique. On note ainsi la programmation du Rossignol et la Rose de Vseevold Chmoulevitch (1998), de l’un des rares opéras arabes, Kalila wa Dimna, de Moneim Adwan (2017) et de Steven Stones d’Ondřej Adámek (2018). Ces œuvres ont été intégrées dans le festival proprement dit.
D’abord un festival pour les robes longues et les smokings de la haute bourgeoisie parisienne, son orientation s’est infléchie, à partir de 1998, sous la direction de Stéphane Lissner qui a accordé une part égale à la musique et au théâtre et qui a ouvert le festival à des artistes d’avant-garde, Peter Brook, Pierre Boulez, Patrice Chéreau, Luc Bondy, sans oublier de grandes figures internationales comme Claudio Abbado, Simon Rattle et William Christie, tout à fait sensibles à la contemporanéité musicale. Les 160 pages d’un ouvrage paru en 2008, superbement illustré, présentait un panorama des productions du festival depuis sa création en 1948. Bernard Foccroulle le terminait avec ces mots : « Les enjeux portés par un festival comme le nôtre vont bien au-delà du divertissement haut de gamme auquel on pourrait être tenté de le réduire. Nos deux tâches prioritaires sont fondamentalement complémentaires : l’approfondissement de l’ancrage local et de la démocratisation du festival d’une part, le développement de son rayonnement international de l’autre[1]. »
Bernard Foccroulle, Faire vivre l’opéra. Un art qui donne sens au monde. Entretiens [avec Chantal Cazaux, Sabine de Ville, Shirley Apthorp et Anton Fleurov], Arles, Actes Sud, 2018, 196 p.
Telles sont les idées-maîtresses que Foccroulle, organiste de réputation internationale, compositeur attachant et sans concession, professeur d’analyse musicale et virtuose de l’administration des institutions musicales, a développées dans un livre d’entretiens, Faire vivre l’opéra, au moment où il quittait la direction du festival d’Aix-en-Provence. Il y fait aussi état de son expérience acquise au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles entre 1992 et 2007. Un ouvrage d’une remarquable richesse, plein de prises de position nécessaires à la hauteur de ses préoccupations esthétiques, politiques et sociales.
D’emblée, il interroge les enjeux de la production opératique aujourd’hui. Il y défend non seulement la nécessité de porter à la scène des créations lyriques contemporaines (Written on Skin, de George Benjamin, a été considéré comme un chef d’œuvre) mais celle d’aborder les œuvres du passé avec un regard renouvelé, propre à interpeller le public d’aujourd’hui (la Carmen de Dimitri Tcherniakov), quitte à le déranger (le Don Giovanni du même metteur en scène). Pour Foccroulle, le metteur en scène est un artiste créateur au même titre que le compositeur et le librettiste (p. 18) : « Considérez-vous, lui demande Chantal Cazaux, qu’une interprétation ou une mise en scène d’une œuvre du répertoire sont autant une création en soi qu’une œuvre contemporaine et que ce geste créatif est au cœur de la mission du Festival ? » « - Je réponds oui sur toute la ligne. » (p. 65) Cela ne lui fait pas pour autant endosser la conception d’extrême-droite de L’Enlèvement au sérail par Martin Kušej, mais il a la conviction que l’inventivité des metteurs en scène, en rapprochant les œuvres du passé du public d’aujourd’hui, peut permettre de « revenir à la vérité profonde de l’œuvre » (p. 28) même si elle semble la trahir. Et de passer en revue ce qu’il considère comme les apports essentiels de Carsen, Chéreau, Kentridge, Lepage, McBurney, Mitchell, Sellars, Tcherniakov. Il souligne la contribution originale des chorégraphes, notamment dans l’opéra baroque dont les arias da capo, avec leurs reprises, sont générateurs d’ennui : un casse-tête pour le metteur en scène contemporain. Il fait l’éloge de la collaboration entre compositeur, librettiste et metteur en scène dans les œuvres de création. Il fait exécuter sur le Cours Mirabeau, cœur de la cité, devant 15 000 personnes, un opéra en français , anglais et arabe accompagné par l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée (Orfeo et Majnun de Moneim Adwan, Howard Moody et Dick van der Harst).
Fondamentalement, Foccroulle s’élève contre l’élitisme snobinard des premières décennies du festival en lui assignant quatre missions essentielles : un équilibre entre le répertoire et la création, l’accessibilité et la participation, la formation et l’insertion professionnelles, l’ancrage local et le développement international (p. 76-77)[2]. Il cultive les contacts avec les jeunes et les milieux scolaires, avec une politique tarifaire qui leur sont favorables (9 euros contre 370 pour les places les plus chères !) et en créant des ateliers pédagogiques et interdisciplinaires à travers la région : par-là, il entend offrir aux lycéens et aux étudiants « une dimension qui fait trop souvent défaut dans le système scolaire, qui tient à la fois de l’intuition, de l’émotion, de l’irrationnel, du mystère… » (p. 100). Ce portrait des multiples dimensions du festival d’Aix nous entraîne dans un véritable tour du monde critique des maisons d’opéra et des festivals où règnent encore passéisme, traditionalisme et conservatisme.
L’opéra, miroir du monde. Festival d’Aix-en-Provence 2007-2018, sous la direction de Louis Geisler et Alain Perroux, Arles, Actes Sud, 2018, 176 p.
Le livre de Foccroulle n’est ni une histoire du festival d’Aix ni un panorama des productions réalisées sous sa direction. Pour les connaître, on fréquentera avec le plus grand plaisir un ouvrage paru en même temps que le sien en juillet 2018, dans lequel une sélection de photos admirables illustre chacun des opéras présentés depuis dix ans. Le générique de l’équipe artistique, de la distribution, du chœur et de l’orchestre de chaque production complète efficacement cette documentation, mais on regrettera que certains des clichés ne soient pas toujours légendés et que le livre n’ait ni table ni index. Le tout est accompagné de commentaires ou témoignages de participants pour quelques œuvres privilégiées chaque année. La saison 2009 ne fait l’objet d’aucun texte (l’Idoménée d’Olivier Py, pourtant), et on ne peut pas ne pas remarquer le silence au sujet des très controversés Don Giovanni de Dimitri Tcherniakov (2013) et Die Entführung aus dem Serail de Marin Kušej (2015). Ce kaléidoscope d’idées et de sensations vient compléter le livre de Foccroulle. On retient tout particulièrement la caractérisation du style de Chéreau (p. 18) et l’évocation de ses derniers mois frappés par la maladie (p. 92) , l’émouvant témoignage de Nathalie Dessay qui confesse ne plus aimer chanter (p. 60-61), le récit de la genèse de Writing on Skin de George Benjamin qui témoigne de l’obstination de Foccroulle (p. 76-79), l’exhumation de l’Elena de Cavalli (p. 104), les exigences de Katie Mitchell pour Pelléas et Mélisande ( (p. 140-141).
Pierre Audi sera le nouveau directeur du festival à compter de 2019. Son évocation de l’admirable Zauberflöte de Simon McBurney (p. 112-113) laisse penser qu’il s’inscrira dans la quête d’originalité dont Foccroulle a témoigné dans le répertoire et dans les mises-en-scène. En conférence de presse, Audi soulignait qu’il rompait, en un sens, avec la tradition mozartienne du festival en présentant au Théâtre de l’Archevêché non un de ses opéras mais la mise-en-scène de son Requiem. Tout en inscrivant pour la première fois Puccini au programme d’Aix, il nous promet une Tosca radicalement déjantée… On entendra aussi un opéra israélien.
Il faudra désormais se référer aux trois ouvrages présentés ici pour connaître l’histoire, les productions et les politiques de ce qui est devenu, au fil des années, l’un des plus grands festivals d’opéra au monde, sinon le plus grand. Ils serviront aussi de points de repère pour mesurer les formes que prendra son évolution ultérieure.
[1] Bernard Foccroulle, Déployer le festival à partir de ses racines, Festival d’Aix 1948-2008, Arles, Actes Sud, 2008, p. 138.
[2] On consultera avec profit le rapport intitulé Une vision prospective du Festival d’Aix-en-Provence, Synthèse, avril 2015 qui est accessible ici.
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