CRITIQUE- Bayerische Staatsoper- Otello : le retour douloureux d'un soldat déchiré
Depuis ses débuts, la nouvelle production d'Otello au Bayerische Staatsoper fait l'objet de débats passionnés. La metteure en scène Amélie Niermeyer essayait-elle de brosser un portrait d'une nouvelle histoire filtrée à travers les yeux de Desdémone ou dévoilait-elle plutôt la condition d’anciens combattants d'aujourd'hui dans un contexte de violence conjugale ?
Ici, Otello est clairement affecté par un syndrome de stress post-traumatique. Ce n'est pas un héros et son mariage à long terme avec une femme sûre d'elle-même n'apporte aucune consolation à son moi torturé. On le constate déjà dans la scène d'ouverture où une Desdémone angoissée est terrorisée à l'idée du retour de son mari. L'orchestre se lance dans un tutti de mauvais augure comme si la suite était une nouvelle violence conjugale.
Le décor de Christian Schmidt est claustrophobe, l’action étant située dans une pièce grisâtre où il n'y a presque aucun lien avec l'espace extérieur. C'est un empoisonnement de l'esprit et même tous les événements publics de l'histoire sont enfermés à l'intérieur. C'est la prison d'Otello et de Desdémone où une relation complexe se termine de façon tragique.
Un tel cadre rend l'intrigue de Jago parfaitement crédible. Comment Otello peut-il être si crédule s'il n'était pas un vétéran fragile et dérangé ?
La version de Niermeyer sur Shakespeare et Verdi-Boito s'avère irritante aux actes 1 et 2 où son concept semble bouleverser l'histoire. Le sublime duo d'amour qui conclut le premier acte devient donc un retour douloureux d'un soldat déchiré. Deux personnes qui se touchent à peine, dont les caresses sont superficielles et qui feignent distraitement la joie : c'est tout ce qu'on voit et entend.
L'homosexualité surexposée de Jago, à laquelle un comportement sournois est superposé, peut être encore plus ennuyeuse. Dès que le rideau se lève après l'entracte, l'irritation fait toutefois place à la suspension de l'incrédulité. La distribution de rêve réunie par le Bayerische Staatsoper prend enfin le dessus et plonge le public dans un chant intense et nuancé.
Jonas Kaufmann est peut-être un peu mal à l'aise en tant que soldat dérangé, mais son utilisation prodigieuse de la dynamique oscillant entre mezzo forte et piano répond parfaitement aux exigences de Verdi. Des passages plus héroïques comme Esultate, Abbasso le spade ou A terra e piangi sont livrés avec aisance, son phrasé naturaliste et impitoyable ajoutant de l'humanité au rôle.
Le duo prolongé du troisième acte avec Desdémone est si chargé d'émotion qu'il devient le cœur du spectacle. C'est une confrontation impitoyable entre deux âmes torturées, de l'ancêtre aigre-doux Datemi d'Otello l'eburnea mano ou le menaçant Guai se lo perdi à son Dio ti giocondi o sposo cristallin, le tout devient un processus pivotant vers un des points culminant- et des plus horrifiants - de l'histoire de l'opéra. Kaufmann et Harteros respirent, agissent, chantent ensemble, se comprennent et se font confiance. Son monologue suivant Dio mi potevi scagliare est une combinaison brûlante d'art déclamatoire et de lyrisme, le miroir d'un esprit brisé.
Jonas Kaufmann et Anja Harteros
Otello de Giuseppe Verdi
Bayerische Staatsoper, 2018
Photographie : © Wilfried Hösl
Active ou passive sur scène selon le concept de la metteure en scène, Anja Harteros affiche un registre médian entièrement résonant et une maîtrise totale de la tessiture. Non seulement livre-t-elle des notes de tête qui sonnent, mais elle est aussi capable de produire des filati éthérés dans des passages plus calmes, comme Ave Maria ou une chanson de saule qui brise le cœur. Quelle tristesse sans espoir dans son doux chi è là quand Otello entre dans la chambre. Toute la scène devient la dernière tentative d'oublier leur passé. Il l'embrasse doucement et elle l'étreint tendrement. Nous savons qu'il va tuer sa femme et ensuite se suicider, mais nous espérons toujours une fin heureuse. Le thème de leur duo d'amour réapparaît dans la partition et nous ramène au seul moment heureux de l'opéra, mais il s'est vite envolé : Otello fu.
Jago est donc le vainqueur final... Dix ans après sa prise rôle de Jago, Gerald Finley débute dans une production scénique et c'est un personnage pleinement accompli qu'il incarne. Ses Leporellos, Almavivas et Don Giovannis antérieures contribuent aux innombrables finesses qu'il utilise pour définir son Jago. Le timbre de velours et la ligne élégante sont entièrement projetés et font sonner sans effort des phrases insidieuses comme Temete signor la gelosia. C'est un Jago effrayant déguisé sous un phrasé mélodieux comme dans le rêve lascif de Cassio. Sa Questa è una ragna rapide est une merveille de précision et de détail, confirmant ainsi Finley comme l'acteur lyrique par excellence. Après tout, comment Otello pourrait-il être la proie de l’onesto Jago si le Jago n’était pas l’honnête homme qu’il prétend être ?
Gerald Finley
Otello de Giuseppe Verdi
Bayerische Staatsoper, 2018
Photographie : © Wilfried Hösl
Depuis la fosse, Kirill Petrenko démontre sa connaissance et sa vision perspicace de la partition. Chaque détail est mis en valeur sous son bâton. Rien de l'architecture instrumentale n'est laissé à découvert. Du puissant tutti de l'orage d'ouverture au concerto complexe de l'acte 3, le chef d'orchestre russe semble réinventer la partition musicale. Les phrases qui émergent des violoncelles au début du duo d'amour, la ligne cruelle et sèche introduisant le credo de Jago ou l'accompagnement désespéré de Dio mi potevi scagliare, même l'utilisation du rubato, nous font nous demander s'il n'y a jamais eu un autre Otello avant cela. L'éblouissante fusion entre la fosse et la scène parle d'elle-même.
Kiril Petrenko
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En quittant le théâtre, ont ne se soucie guère d'une mise en scène imparfaite. Tout ce dont on se souvient, c'est que le chante et la musique ont été fidèles à l'esprit Verdi et Boito.
[Traduction française de la version originale anglaise effectuée avec l’aide du site du service de traduction DeepL Traducteur (https://www.deepl.com), revue et corrigée par Daniel Turp, directeur de L’Opéra- Revue québécoise d’art lyrique]
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Otello de Giuseppe Verdi, opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi sur un ivret d’Arrigo Boito d’après William Shakespeare
Production : Bayerische Staatsoper
INT : Jonas Kaufmann (Otello), Anja Harteros (Desdemona), Gerald Finley (Jago) Evan Leroy Johnson (Cassio), Rachael Wilson (Emilia)
MS : Amélie Niermeyer
ORC/CH : Orchestre, choeur, choeur des enfants de la Bayerische Staatsoper
DM : Kiril Petrenko
CC : Jörn Hinnerk Anderson
CC (enfants) : Stellario Fagone
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(Original English version)
Since its debut, Otello's new production at the Bayerische Staatsoper has been passionately debated. Was director Amélie Niermeyer trying to portrait a new story filtered through Desdemona’s eyes, or was she rather unveiling the condition of today’s veterans in a domestic violence setting?
Here Otello is clearly affected by a Post Traumatic Stress Disorder. He’s no hero and his long-term marriage to a self-assured woman brings no consolation to his tortured self. We can see it already in the opening scene where an anguished Desdemona shows terror at the anticipation of her husband’s return. The orchestra launches in an ominous tutti as if what comes next is some new domestic violence.
Christian Schmidt’s set is claustrophobic, reality blocked in a greyish room where there’s nearly no connection with the outer space. It’s mind poisonig and even all public events in the story are locked inside. This is Otello and Desdemona’s prison where a distorted relationship will end tragically.
Such this setting makes Jago’s scheming perfectly credible . How can Otello be so gullible were he not a fragile disturbed veteran?
Niermeyer ‘s take on both Shakespeare and Verdi-Boito version proves irritating along Act 1 and 2 where her concept seems to turn upside down the story. The sublime love duet closing the first Act therefore becomes a painful coming home of a torn soldier. Two people barely touching, thus perfunctory hugging and distractedly feigning joy, that’s all we see and hear.
Jago’s overexposed homosexuality added to a devious behaviour can be even more annoying, but as the curtain rises after the intermission, irritation gives way to suspension of disbelief. The dream cast assembled by the Bayerische Staatsoper finally gets the upper hand submerging the audience with intense and nuanced singing.
Jonas Kaufmann may be slightly uncomfortable as a deranged soldier, but his prodigious use of dynamics oscillating between mezzo forte and piano fully meets Verdi’s requirements. More heroic passages like Esultate, Abbasso le spade or A terra e piangi are delivered with ease, its naturalistic and unstentorean phrasing adding humanity to the role.
The extended third Act duet with Desdemona is so emotionally charged to become the heart of the performance. It’s a merciless confrontation between two tortured souls, from Otello’s bittersweet Datemi ancor l'eburnea mano or the menacing Guai se lo perdi to her crystal clear Dio ti giocondi o sposo it all becomes a swivelling process towards one of the most horrifying climaxes in the history of opera. Kaufmann and Harteros breathe, act, sing as one, showing mutual understanding and a complete confidence one another. His following monologue Dio mi potevi scagliare is a burning combination of declamatory art and lyricism, the mirror of a shattered mind.
She (always on stage either actively or passively according to the director’s concept) displays a fully resonant middle register and a total command of the tessitura. Not only she delivers ringing top notes, but she’s also able to produce ethereal filati in quieter passages just like Ave Maria or a heartbreaking willow song. What a hopeless sadness in her soft chi è là as Otello enters the bedroom. The whole scene becomes the final attempt to forget their past, him kissing her softly and her tenderly hugging him. We know he’s going to kill his wife and then commit suicide, but we still hope in the happy ending. Their love duet theme reappears in the score and brings us back to the only happy moment of the opera, but it’s soon gone: Otello fu.
Jago is therefore the ultimate winner . Gerald Finley , after his first attempt at Jago nearly ten years ago, debuts in a stage production and it’s a fully accomplished character he portrays . His past Leporellos, Almavivas and Don Giovannis contribute to the countless finesses he uses . The velvet timbre and elegant line are fully projected and make insidious phrases like Temete signor la gelosia sound effortless. This is a chilling Jago disguised under mellifluous phrasing like in the lascivious Cassio’s dream. His swift Questa è una ragna is a marvel of precision and detail thus confirming Finley as the quintessential singing actor. After all how could Otello be prey to his onesto Jago were it not so?
From the pit Kirill Petrenko offers his insightful knowledge and vision of the score. Every single detail is enhanced under his baton. Nothing from the instrumental architecture lies uncovered. From the powerful tutti of the opening storm to the complex concertato in Act 3 the Russian conductor seems to reinvent the musical score. The phrases emerging from the cellos at the start of the love duet, the dry cruel line introducing Jago’s Credo or the desperate accompaniment to Dio mi potevi scagliare , even the use of rubato make one wonder if there’s never been another Otello before this. The dazzling fusion between the pit and the stage speaks for itself, and in leaving the theatre who cares about a flawed staging. All one remembers is the singing and making music, true to Verdi and Boito spirits.
- Production