UN VOYAGE DÉROUTANT DE PHILIPPE SLY
(Photo: Philippe Sly et le Chimera Project dans Die Winterreise de Schubert, Festival international du Domaine Forget, 2018. Crédit photo: Mahieu Sly.)
Le sombre parcours introspectif que décrit le cycle de poèmes de Wilhelm Muller ne pouvait trouver interprétation plus glaciale, souffle plus âpre et résonnances plus tragiques que cette relecture du Winterreise de Schubert par le Chimera Project et entendue cet été au Domaine Forget. À la frontière du théâtre et du récital, sans être tout à fait l’un et l’autre, l’œuvre est quelque peu déracinée de ses intentions premières, de son rythme aussi, qui avance au pas de l’errance, et où l’esprit de la culture juive Ashkénaze prédomine désormais, dû à l’emploi d’un ensemble klezmer pour accompagner le soliste. Au cœur de ces sonorités nouvelles, de ces fragments mélodiques et rythmiques hérités de la partition de Schubert, où seule la partie vocale demeure intacte, c’est un Winterreise plutôt affaibli qui tente de se tracer un chemin.
Présentons d’abord le tableau : un piano silencieux trône au centre de la scène, éclairé par quatre projecteurs braquant de front leurs faisceaux. C’est dans cet environnement relativement dépouillé qu’évolueront pendant 75 minutes, et sans entracte, le baryton Philippe Sly et quatre instrumentistes. Mouvements chorégraphiés, gestuels intimement liés à la narration, les corps se déplacent, se croisent et se rencontrent, comme autant de nomades mus par une fascination de l’ailleurs.
Dans ce décor extrême, la partition de Schubert est mise à nu (j’allais dire mise à mal), dépouillée de plusieurs repères qui nous étaient jusqu’alors familiers : on a bien extrait ici et là quelques mélodies, ou fragments mélodiques de la partition de piano pour les faire dialoguer avec le chanteur, mais le plus souvent, l’interlocuteur est un instrument monodique, comme le trombone, et leur association ressemble parfois à une union forcée.
Disons-le franchement, les puristes n’aimeront pas cette nouvelle mouture du Winterreise. Ici, la voix n’est plus en intimité avec le piano, elle est traitée comme un instrument parmi d’autres, et chaque instrument de l’ensemble klezmer représente, dirait-on, autant de voix écorchées par un tel voyage. Des sonorités stridentes, des tableaux en clair-obscur accentué par un éclairage froid et frontal, quelques longueurs aussi, mais, çà et là, des tableaux saisissants de beauté, comme cette chute du voyageur sur lequel tombe soudainement une neige alors qu’il chante « Der greise Kopf » (« La Tête blanchie »). Le temps qui passe nous permet de mieux comprendre cette nouvelle œuvre qui se construit lentement devant nous, d’un lied à l’autre. Si l’œuvre de Schubert peut être représentée par de grandes étendues, celle dessinée par le Chimera Project prend place dans des escarpements rocailleux et arides.
Nous devons quand même avouer que la démarche artistique que revendique cette adaptation du Winterreise se défend plutôt bien : l’éclatement de la matière première donne lieu à une reconstruction complète de l’identité de l’œuvre et permet de situer de nouveaux repères stylistiques et narratifs. L’idée de l’errance, du déracinement, du voyage intérieur, demeurent des thèmes importants et similaires à l’œuvre originale, mais ils sont mus à présent par une force sourde, presque cathartique, qui revendique un dernier soubresaut avant de fléchir.
L’effort d’analyse fine est louable, mais nécessiterait encore un peu de travail pour redonner un souffle à l’œuvre : dans le tintamarre des instruments, on perd ce recueillement, ce ton de confidence si caractéristique des poèmes de Müller et si bien compris par le compositeur. La ligne vocale a beau être inaltérée — et elle est rendue magnifiquement par la voix puissante et expressive de Philippe Sly —, les arrangements de Samuel Carrier et Félix de L’Étoile évacuent, hélas, toute la richesse harmonique et la fluidité de la musique de Schubert.
Côté exécution, les instrumentistes jouent leur partition de mémoire, mais des problèmes d’unité et d’intonation côtoient de mauvaises attaques et quelques « canards » à la clarinette. Aucun d’eux n’a hélas transporté beaucoup d’émotion, ce soir de première.
La fin du concert s’est avérée plus réussie : le terme du voyage se présente comme un retour aux sources, illustré par la « voix » du piano. Excellente idée aussi d’avoir transporté à la toute fin le premier lied, « Gute Nacht » (« Bonne Nuit »), pour clore le cycle : Philippe Sly est alors seul sur scène et s’accompagne d’une vielle. Ce tableau répond en quelque sorte à la question que se pose le voyageur dans le lied précédemment entendu (le 24e) alors qu’il croise un vieux joueur de vielle aux frontières de la ville. « Ô étrange vieillard/ M’en irai-je à ta suite ?/Au son de mes chansons/ Tourneras-tu ta vielle ? ». Cette conclusion sur fond de mouvement perpétuel, proche d’une certaine fatalité, est profondément émouvante.
Ce nouveau Winterreise semble promis à un bel avenir, mais des temps d’arrêt seront nécessaires pour réévaluer certaines décisions des arrangeurs et apporter un peu de cohésion à l’ensemble. Pour l’instant, le spectacle fait parler, attire l’attention de diffuseurs et voit son carnet se remplir : en plus d’un enregistrement à venir chez Analekta, quelques escales sont déjà annoncées au Québec et en Europe d’ici la fin de l’année. Nul doute que le temps fera son œuvre, comme en toute chose.
Voyage d'hiver
« Voyage d’hiver », concert-spectacle du Chimera Project d’après le cycle Die Winterreise de Schubert
Production : Festival international du Domaine Forget
Salle de concert du Domaine Forget, 21 juillet 2018
Arrangements: Samuel Carrier et Félix de L’Étoile
- Production
- Festival International du Domaine Forget
- Représentation
- Salle de concert du Domaine Forget , 21 juillet 2018
- Interprète(s)
- Philippe Sly (baryton), Karine Gordon (trombone), Jonathan Millette (violon), Samuel Carrier (accordéon) et Félix de L’Étoile (clarinette et clarinette basse)
- Mise en scène
- Roy Rallo