Critiques

Svadba, d’Ana Sokolović : Attention ! Chef-d’œuvre !

Svadba, d’Ana Sokolović  : Attention ! Chef-d’œuvre !

Le genre « opéra » aura été à coup sûr le talon d’Achille de la musique post-tonale. Les tentatives lyriques de Berio et Ligeti ont laissé peu de traces et Boulez, qui n’a cessé d’annoncer la composition d’un opéra durant toute sa carrière, n’a jamais réussi à écrire le sien. Les choses ont commencé à changer lorsque l’écriture musicale contemporaine a tourné le dos au pointillisme de Darmstadt, au culte de la discontinuité et à la déconstruction des mots dans la musique vocale. Il fallait donc que l’opéra post-sériel sorte de l’ornière moderniste et revalorise l’hédonisme. Heureusement, même atonales, certaines œuvres convainquent leur auditoire en raison d’une linéarité retrouvée (l’opéra Kopernikus : Rituel de la mort de Claude Vivier, Teneke de Fabio Vacchi, The Tempest de Thomas Adès) et il est aujourd’hui possible de concilier la séduction esthétique et l’exigence d’une écriture non complaisante.

C’est ce dont témoigne tout particulièrement Svadba d’Ana Sokolović qui, depuis sa création en 2011, a été joué une cinquantaine de fois à travers le monde – signe qui ne trompe pas. Sokolović s’est fait une réputation de compositrice accessible, ce qui explique sans doute que les six représentations montréalaises de mars 2018 se soient déroulées à guichet fermé. Le 26 mars, le public s’est montré particulièrement enthousiaste et la compositrice a été ovationnée.

Svadba (Mariage) évoque la dernière journée de célibat d’une jeune femme, entourée de ses amies qui vont bientôt perdre leur compagne. La mise en scène de Martine Beaulne épouse la dynamique et les contrastes de la musique : poétique lorsqu’elle enrobe le beau livret de la compositrice ; animée et joyeuse quand il le faut, notamment dans les quatre premiers tableaux, souvent drôles ; ou partagée entre la nostalgie de la jeunesse et l’attente de l’union souhaitée lors des préparatifs dans les trois suivants. Les costumes d’Oleksandra Lykova épousent cette évolution. Dans la première partie de l’œuvre, la fiancée est en gris et ses amies portent des robes aux couleurs tranchées que Molinari aurait pu signer. Mais quand une certaine tristesse prend le dessus, elles auront revêtu le même vêtement que la fiancée. Quand elles l’emmènent vers son bien-aimé, l’éclatante blancheur d’une robe de mariée descend des cintres. Des tentures simples de Laurence Mongeau dessinent un écrin discret pour l’exécution de ce rite de passage, notamment dans la belle scène du bain et, dès le début, avec le flottement sensuel d’un voile blanc, annonciateur de la cérémonie prochaine.


Et puis, il y a la musique. Sokolović n’a pas été charitable avec les interprètes en demandant une exécution sans vibrato, à coup sûr pour retrouver le style expressif du chant folklorique des Balkans qui est évoqué par les mélismes particuliers de l’écriture mélodique. Le mérite des jeunes chanteuses de l’Atelier de l’Opéra de Montréal n’en est que plus grand : témoignant d’une homogénéité parfaite, elles réussissent, sous la direction précise et lyrique de la créatrice de l’œuvre, Dáirine ní Mheadhra, à maintenir l’équilibre entre les six voix dont l’écriture harmonique, souvent tendue, est novatrice. Et il faut saluer la performance de Myriam Leblanc (Milica) dont je n’oublierai pas de sitôt le magnifique et long solo dans lequel elle dit adieu à ses amies. Nos cantatrices devraient songer à l’intégrer dans leurs récitals. L’intensité du bouleversant chœur final coupe le souffle. C’est là que réside l’éminente contribution de Sokolović : elle a su réintégrer le chant dans le discours opératique contemporain. Non pas en pratiquant « le retour à », trop souvent néo-tonal, mais au contraire, en intégrant dans la continuité mélodique des sonorités vocales inattendues, une joute vocale sur des mots inventés et des jeux phonétiques avec l’alphabet de la langue serbe. Par-là, elle renouvelle l’écriture lyrique.

On a pu douter, à une certaine époque, de la possibilité de survie du genre « opéra ». Sokolović contribue à redonner espoir à ceux et celles qui croient possible de transcender le divorce entre l’écriture contemporaine et son public. Ana, tu es une grande compositrice d’opéra. C’est avec impatience qu’on attend celui qui sera présenté en 2021, avec un grand orchestre cette fois, par la Toronto Opera Company.

Jean-Jacques Nattiez

Svadba, opéra de chambre d’Ana Sokolović en sept tableaux pour six voix de femmes a capella sur un livret de la compositrice

Production : Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal 
Espace GO, 24-31 mars 2018
INT : Myriam Leblanc(Milica), Suzanne Rigden (Danica), Chelsea Rus (Lena), Rose Naggar-Tremblay (Zora), Caroline Gélinas (Nada) et Rachèle Tremblay (Ljubica)
DM : Dáirine ní Mheadhra.
MES : Martine Beaulne  

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