CHANTS LIBRES : CONNAISSANCE DE LA DOULEUR
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PHOTO: Stéphanie Lessard
(@ Yves Dubé)
Le mois dernier, Chants Libres reprenait une des oeuvres-phares de l’histoire de la compagnie, l’« opéra performance » Yo soy la desintegración, d’après le journal intime de Frida Kahlo. Le temps de trois représentations, l’occasion était donnée au public de redécouvrir ce solo pour voix et bande électro-acoustique, fruit de la collaboration entre le compositeur Jean Piché, le librettiste Yan Muckle, et l’artiste en arts visuels Anita Pantin. Reconduit dans sa forme d’origine, le spectacle s’articule maintenant autour d’une nouvelle interprète, la soprano Stéphanie Lessard. Seule sur le plateau, cette dernière succède à Pauline Vaillancourt, qui signe ici la mise en scène.
Ceux qui assistèrent à la reprise en pensant retrouver le personnage de Frida Kahlo, tel que nous le dépeignent quantité de documentaires et films (y compris le portrait hollywoodien, plus ou moins heureux), pourront avoir ressenti une pointe d’étonnement à l’issue de la représentation. Comme il est précisé dans le programme, nul n’est question ici d’un exercice biographique. Exit, par conséquent, toutes les références explicites à Frida la mexicaine, Frida l’artiste-peintre, l’épouse de Rivera, l’icône révolutionnaire, etc. Sauf quelques allusions à des épisodes familiers (l’accident, la convalescence, la fausse couche), le parti-pris de Chants Libres est résolument symbolique, voire onirique, à l’image du matériel de base, le journal, à forte teneur poétique, et au déroulement non linéaire.
Le fait que ce journal recoupe les dix dernières années de la vie de Kahlo, des années plombées par la dépression, le supplice physique et les tentatives de suicide, n’est sans doute pas étranger au ton pathétique du livret. De cette vie, Vaillancourt a voulu livrer l’essence même, le « coeur secret » : la résilience, le courage extraordinaire, l’inaltérable pulsion de vie. Seule lumière au tableau, l’amour, celui qui investit « l’homme » (jamais nommé, comme la protagoniste), réconciliation avec le corps (soudain dansant et exultant), sublimation de la douleur, attachement cruel. Pas de rédemption pour cette femme, au final, pas même par l’art ou la création, qui ne servent plus ici à caractériser le personnage.
Pendant une heure, selon les tableaux, la musique de Jean Piché déroule son ruban préenregistré, aux atmosphères contrastées, tantôt élégiaques, tantôt percussives. On décèlera dans les « moyens de l’époque », évoqués par le compositeur, plusieurs sons échantillonnés, parfois énigmatiques : voix d’enfants, chants de moine ou de muezzin, cris, gémissements, cloches, gouttes d’eau, coups de fusil... Certains accents feront penser à Gorecki (les cordes en mineur, qui encadrent la pièce, aux timbres très synthétiques), à Steve Reich ou à Philip Glass (les scènes d’exaltation amoureuse). Les tableaux de l’accident (sans voix, avec raison) et de la fausse couche sont particulièrement éloquents et réussis, ce dernier faisant appel à un usage astucieux de la déclamation.
Vocalement, l’écriture souvent tendue et saccadée rend malheureusement le texte souvent inintelligible, faisant regretter l’absence de sur-titres. Ce n’est certes pas la faute de l’interprète principale, Stéphanie Lessard, dont la prestation confine un tour de force. Évoluant dans une scénographie dépouillée et dans un costume on ne peut plus contraignant (la « robe-carcan »), la soprano affronte crânement le défi, pliant sa voix – et son corps ! – aux exigences d’un rôle complexe et dramatique, et d’une partition implacable. Chant, geste et regard, tout s’accorde au service d’une interprétation juste et nuancée, qui ne recule pas devant les prises de risque, ou les raucités vocales. Au final, on retiendra la générosité et la bravoure de cette artiste, qui donne tout son sens à la formule « opéra performance ».
« Yo soy la desintegración »
Opéra performance en un acte, de Jean Piché, livret de Yan Muckle
- Production
- Chants Libres
- Représentation
- Cinquième Salle (Place des Arts) , 5 mai 2017
- Interprète(s)
- Stéphanie Lessard, soprano
- Mise en scène
- Pauline Vaillancourt