Critiques

ANOTHER BRICK IN THE WALL – L’OPÉRA : LE PARI RÉUSSI DE JULIEN BILODEAU ET DE L'OPÉRA DE MONTRÉAL

ANOTHER BRICK IN THE WALL – L’OPÉRA : LE PARI RÉUSSI DE JULIEN BILODEAU ET DE L'OPÉRA DE MONTRÉAL

PHOTO: Caroline Bleau (La Femme) et Étienne Dupuis (Pink)
(@ Yves Renaud)

Dire que la nouvelle production de l’Opéra de Montréal a créé l’événement serait un euphémisme : la première du 11 mars, largement médiatisée, a donné lieu à une effervescence lyrique à laquelle on a rarement l’occasion d’assister dans la métropole. De fait, autant la présence d’un public conquis d’avance que celle d’un Roger Waters qui était là pour donner sa caution morale ont contribué au succès de l’événement. Comme pour toute création de cette envergure, Another Brick in The Wall mériterait de nombreuses écoutes – il faut dire que les piètres qualités acoustiques de la salle Wilfrid-Pelletier ont mis à l’épreuve la concentration des mélomanes.
La réussite de l’oeuvre repose d’abord sur une composante essentielle : la musique de Julien Bilodeau. Dans les entrevues qu’il a accordées en amont de la création, le compositeur ne s’en est nullement caché : il s’inscrit dans une tradition de l’emprunt musical où le matériau d’une oeuvre préexistante est insufflé d’un nouveau sens (i.e. la tradition du cantus firmus, Bach, Brahms, etc.). À cet effet, la peur qui était celle de plusieurs a été dissipée dès les débuts de l’oeuvre : il ne s’agit pas d’une adaptation symphonique du double album paru en 1979, mais bien d’une métamorphose en oeuvre lyrique. Si l’on reconnaît le matériau de base de l’oeuvre de Waters, surtout les contours mélodiques et les développements harmoniques, ceux-ci sont absorbés dans une nouvelle palette orchestrale. En plus d’une musique truffée de références, le compositeur adopte un style post-minimaliste en travaillant avec des motifs répétitifs et certains idiomes propres aux musiques populaires. De fait, la proposition lyrique se trouve à la confluence des opéras phares du second xxe siècle, entre autres The Death of Klinghoffer* de John Adams et les opéras de Benjamin Britten et de Pascal Dusapin.
The Wall se voulait un opéra socio-rock mettant en scène Pink comme double de Waters, Another Brick in The Wall pousse plus loin la logique de la mise en abyme en partant de l’événement qui a inspiré l’oeuvre, soit le moment où le bassiste fait monter sur scène un spectateur dérangeant pour ensuite lui cracher au visage – le 6 juillet 1977 au Stade Olympique. Clin d’oeil à Montréal, la proposition lyrique se déploie en deux actes : le premier porte sur la condition de star de Pink de manière à égrener les troubles psychologiques du passé (i.e. jeunesse, éducation, etc.) et du présent (i.e. public, femmes, etc.) ; le second se penche sur l’aliénation dans laquelle il sombre (i.e. agent, star-système, etc.) et la dimension politique qui s’ensuit (i.e. drogue, fascisme, etc.), pour aboutir au jugement final où intervient la rédemption du personnage. Les mots à la base du livret sont fondés sur ceux de Waters, mais se trouvent développés à des fins narratives. Comme Pink est constamment confronté au monde qui l’entoure, le personnage est au centre de l’action et est souvent opposé à la foule représentée par le choeur, de telle sorte qu’on est parfois à mi-chemin entre un monodrame et un oratorio. Ce qui change la donne pour situer l’oeuvre dans la lignée de l’opéra est le rôle conféré aux personnages qui, dans l’oeuvre de Waters, occupent un rôle secondaire, à commencer par la mère, le père et la conjointe. Et si l’on a bel et bien affaire à un opéra, c’est aussi parce qu’il y a un véritable drame qui se joue, surtout au second acte qui est beaucoup plus efficace que le premier par l’intermédiaire de la dérive fasciste. Et le drame, comme cela devrait toujours être le cas à l’opéra, est porté par l’écriture orchestrale, entre autres par des effets d’augmentation graduelle dans l’orchestre avec l’harmonie et le contraste des textures.
La force du drame repose aussi sur une mise en scène spectaculaire. Dominic Champagne a misé sur un dispositif scénique sous forme de murs qui se déploient parfois en diptyque, parfois en triptyque. Ce dispositif permet de placer le choeur et les figurants dans un espace variable où les phases psychotiques sont pleinement vécues par Pink. On a pu particulièrement apprécier et trouver efficaces les scènes de l’école et du tribunal. À l’inverse, l’écran utilisé en fond de scène paraît redondant, si bien que parfois on ne savait plus où porter le regard pour suivre l’action – les effets visuels « beurraient épais », notamment dans la scène des groupies. De même, les médias de masse si présents dans l’oeuvre d’origine comme cause de l’aliénation n’ont pas été assez exploités dans cette production, qui verse souvent dans la psychanalyse de Pink. Malgré cela, la situation dramatique la plus réussie survient au moment où le metteur en scène juxtapose à la fin de la scène politique Pink adulte, Pink enfant et son père.
On se doit de souligner le travail important réalisé par plusieurs artisans du milieu, entre autres Stéphane Roy pour les décors, Geneviève Dorion-Coupal pour la chorégraphie et Louis Dufort pour le design sonore. Je donne aussi une mention toute spéciale à Alain Trudel et l’Orchestre Métropolitain pour la justesse d’exécution à l’orchestre. Et que dire de la distribution ? Étienne Dupuis maîtrise à ce point le rôle de Pink qu’il transmet le plaisir qu’il ressent à l’incarner. Les autres membres de la distribution sont tout aussi convaincants. Assurément, Another Brick in The Wall – L’Opéra est une oeuvre qui a tout pour s’imposer sur les scènes lyriques du monde entier. Reste à voir maintenant si cette production écrira une nouvelle page dans l’histoire lyrique du Québec. 

* Voyez l’article de l’auteur concernant cet opéra dans L’Opéra

Another Brick in the Wall – L’Opéra

Opéra en deux actes,
Paroles et musique originales de Roger Waters
Version lyrique de Julien Bilodeau

Production
Opéra de Montréal
Représentation
Salle Wilfrid-Pelletier , 11 mars 2017
Direction musicale
Alain Trudel, Orchestre Métropolitain, Choeur de l’Opéra de Montréal
Interprète(s)
Étienne Dupuis (Pink) ; France Bellemare (La mère) ; Jean-Michel Richer (Le père) ; Caroline Bleau (La femme) ; Stéphanie Pothier (Vera Lynn) ; Dominic Lorange (Le professeur) ; Geoffroy Salvas (Le procureur, le médecin) ; Marcel Beaulieu (Le juge)
Mise en scène
Dominic Champagne
Partager: