DON GIOVANNI: SAUVÉ PAR LA MUSIQUE
PHOTO: Hélène Guilmette et Stephen Hegedus ; Jean-Michel Richer et Emily Dorn ; Layla Claire et Gordon Bintner
(@ Yves Renaud)
On ne se lasse pas de Don Giovanni, opéra complexe dont l’intérêt dramatique et musical ne se relâche pas une seconde au cours des trois heures (et plus) que durent ses deux actes. Qui est exactement Don Giovanni, ce séducteur-agresseur qui défie toutes les frontières et tous les codes sociaux ? Que faire des contradictions de Donna Elvira, séduite et abandonnée par Don Giovanni avant le début de l’opéra, et qui pourtant aime le Don autant qu’elle le déteste, tout en souhaitant sincèrement sa rédemption malgré tout le mal qu’il lui a fait ? Que se passe-t-il vraiment entre Donna Anna et Don Giovanni juste avant la première scène ? Et plus généralement : comment saisir cette histoire aux accents tragiques, mais qui n’en reste pas moins solidement ancrée dans le genre comique ? Toutes ces incertitudes contribuent à faire de Don Giovanni un opéra d’une grande richesse, bien au-delà de l’incroyable succession de hits musicaux qui le composent.
De ces fascinantes ambiguïtés, plus rien ne demeure dans la mise en scène de David Lefkowich présentée en novembre à l’Opéra de Montréal. Tirant parti de la grossesse réelle (bien qu’encore assez discrète) de Layla Claire, Lefkowich a choisi de montrer Donna Elvira enceinte de Don Giovanni, la transformant ainsi en un stéréotype de mère célibataire désespérément à la recherche d’un père pour son enfant. Présente sur scène dès le début de l’opéra, Donna Anna adopte à l’égard de son agresseur une attitude aguicheuse particulièrement déplacée dans le contexte des discussions actuelles sur la culture du viol. Et Don Giovanni est non seulement un goujat répugnant, mais aussi un traître qui, au début de l’opéra, s’attaque lâchement au Commandeur avec un pistolet que lui remet Leporello (alors qu’il aurait facilement pu vaincre son adversaire à armes égales). On se demande ce que lui trouvent toutes les femmes qui cèdent à ses avances. Bref, au diable les subtilités : dans cette mise en scène, tout est aplati, et les personnages si riches de Mozart perdent une grande partie de leur substance.
Le moment le plus frustrant est sans contredit la dernière scène, qui accumule les contresens de façon assez impressionnante. David Lefkowich a préféré supprimer l’ensemble final, renouant ainsi avec la tradition du xixe siècle de terminer sur la damnation de Don Giovanni. Ce choix est loin d’être innocent, car il a pour effet de déplacer l’opéra vers le genre tragique, gommant de la sorte son côté « comédie grinçante ». Il s’accompagne donc d’une grande responsabilité : rendre la disparition de Don Giovanni aussi percutante que possible. Or, que voit-on sur scène ? Plutôt que de serrer la main du Commandeur, Don Giovanni le tire avec le même pistolet qu’il avait auparavant utilisé pour le tuer au début du premier acte ; voyant (quelle surprise !) que ses coups de feu n’ont aucun effet sur l’homme (qui est, on s’en souvient, déjà mort), il s’enfuit en courant vers une porte éclairée sans doute censée figurer les enfers. Difficile de ne pas rire devant un dénouement aussi lamentable ; et après une telle absence de punch, on ne rêve que d’entendre le sextuor final.
Heureusement pour les spectateurs, cette mise en scène exaspérante (dont je n’ai souligné que quelques-unes des absurdités) est portée par des chanteurs de très haut calibre, qui, contre vents et marées, gardent le cap avec une constance admirable. Layla Claire est une formidable Donna Elvira, au timbre d’une grande pureté ; Emily Dorn incarne une Donna Anna très convaincante, et Hélène Gui lmet te est par ticulièrement séduisante en Zerlina. Gordon Bintner maîtrise à merveille les demi-teintes vocales de Don Giovanni ; à ses côtés, Daniel Okulitch est un hilarant Leporello. On regrette de ne pas entendre Jean-Michel Richer chanter « Dalla sua pace », le grand air de Don Ottavio dans la version de Vienne (de façon générale, c’est celle de Prague qui a été privilégiée pour cette mise en scène, avec quelques récitatifs supplémentaires coupés). Alain Coulombe pourrait être plus impressionnant en Commandeur, par contre Stephen Hegedus campe un excellent Masetto. Le tout est soutenu par un orchestre irréprochable, où seule la présence d’un piano moderne dans les récitatifs exige une certaine habituation.
Bref, ce sont les musiciens qui sauvent la mise ; et le public de l’Opéra de Montréal peut être extrêmement reconnaissant à cette exceptionnelle distribution d’avoir tout de même mis son art au service de Mozart. Ce spectacle, en définitive, est à écouter les yeux fermés.
Don Giovanni
Dramma giocoso en deux actes, livret de Lorenzo da Ponte, musique de Wolfgang Amadeus Mozart.
- Production
- Opéra de Montréal
- Représentation
- Salle Wilfrid-Pelletier , 12 novembre 2016
- Direction musicale
- Jordan De Souza, Orchestre Métropolitain, Choeur de l’Opéra de Montréal
- Interprète(s)
- Gordon Bintner (Don Giovanni) ; Alain Coulombe (le Commandeur) ; Emily Dorn (Donna Anna) ; Jean-Michel Richer (Don Ottavio) ; Layla Claire (Donna Elvira) ; Daniel Okulitch (Leporello) ; Stephen Hegedus (Masetto) ; Hélène Guilmette (Zerlina)
- Livret
- Lorenzo Da Ponte
- Mise en scène
- David Lefkowich