UN OPÉRA POUR LA JUSTICE
PHOTO: Rebecca Woodmass
(@ Mathieu Dupuis)
The Trials of Patricia Isasa, le plus récent opéra de la compagnie lyrique Chants libres, raconte une histoire vécue, celle de Patricia Isasa. Jeune étudiante et sympathisante du milieu syndical, elle a seize ans quand elle est désignée comme ennemie politique par le régime militaire d’Argentine en 1976. Détenue sans procès dans un camp de concentration, elle sera séquestrée, torturée et violée pendant deux ans et demi. Trente-trois ans après sa libération, cette femme, l’une des rares survivantes parmi 30 000 « disparus », trouve le courage extraordinaire d’identifier ses tortionnaires et de les amener devant les tribunaux.
Bouleversée par cette tragédie, la compositrice Kristin Norderval décide de rencontrer Patricia Isasa en personne pour lui proposer de faire la musique sur son histoire. Quelques années plus tard, elle approche la directrice artistique de Chants libres, Pauline Vaillancourt, afin de faire un opéra.
Devant un sujet aussi sensible, le critique musical doit faire preuve de tact dans ses commentaires. Même si une oeuvre n’est pas le sujet qu’elle traite, et que cela ne demeure « qu’un opéra », ce genre de projet inspire tout de même un respect inconditionnel, et c’est l’oeuvre même qui doit être « critiquée », non pas l’authenticité de l’histoire.
D’emblée, la musique est assez éclatée, parfois assez dissonante, rappelant le pop et le théâtre musical. Aux traditionnels violon, violoncelle, contrebasse et piano, on ajoute du bandonéon, de la guitare, de la batterie et même des enregistrements de manipulation des cordes dans le piano, discrets, mais efficaces. Lors d’une conférence à l’Université de Montréal, Norderval parle de la ressemblance entre ces sons et ceux des ressorts du lit sur lequel Isasa était torturée quotidiennement. La musique n’est jamais écrasante, évitant à l’auditeur de sortir traumatisé de la salle. D’ailleurs, Pauline Vaillancourt a volontairement évité la plupart des détails sordides de l’expérience de Patricia Isasa. Il n’est pas nécessaire d’avoir du « premier degré » dans ce genre d’histoire. « Il suffit d’ouvrir la télé pour l’avoir! », explique Vaillancourt lors d’une conférence donnée au Monument-National le 12 mai.
D’ailleurs, la première image percutante est tout à fait poétique. Des apparitions moirées sont projetées sur les choristes de l’ensemble Kô, donnant l’illusion qu’ils sont faits de miroirs troubles, qu’ils incarnent la mémoire évanescente des disparus. Ainsi, il y a plusieurs usages astucieux de la scénographie : des murs de boîtes d’archives rappelant un labyrinthe bureaucratique, une mosaïque de dessins des visages des disparus, des projections de leurs noms défilant sur un écran de tulle ou des plans de maison et de ville symbolisant les ambitions d’architecte de Patricia…
Parmi les points forts, mentionnons les performances des deux Patricia Isasa. Avec sa superbe diction, Rebecca Woodmass donne la réplique à la Patricia quinquagénaire. Celle-ci est en proie à un dilemme qui la tourmente : se lancer ou non à la poursuite de ses bourreaux. Malgré son début timide (sa voix de soprano était légèrement moins forte que la musique de l’ensemble), Norderval vole rapidement la vedette et marque le coup avec l’une des scènes les plus poignantes de l’opéra. « Pourquoi ne pas parler d’amour ? » chante-t-elle, reprenant les paroles d’Isasa lors de la conférence du 12 mai. En tombant amoureuse d’une personne qui la guérissait durant sa détention, Isasa est devenue convaincue que l’amour est une forme de résistance et qu’on peut trouver de la beauté partout, même dans un camp de concentration.
La scène du procès kafkaïen est particulièrement forte. Arrivés devant les tribunaux, les tortionnaires du régime militaire, devenus juges, policiers ou maires, calomnient Patricia et se justifient avec un argumentaire surréel. Celle-ci, apparemment écrasée par la difficulté de l’épreuve, nous ramène par le chant dans l’espoir, minuscule, risible, mais indestructible. On apprend alors que six de ses bourreaux ont été condamnés pour des peines allant jusqu’à 23 ans de prison. Au terme de l’opéra, une vidéo de Patricia Isasa souriante est projetée pendant qu’un enregistrement de sa voix est diffusé en salle, où elle affirme que son combat pour la justice continue.
Avec The Trials of Patricia Isasa, Chants libres signe une production réussie, qui n’est certes pas sans failles et sans clichés, mais qui a le mérite, modeste et inestimable, de sauver un peu plus longtemps de l’oubli l’histoire de justice et de résistance extraordinaire de Patricia Isasa.
The Trials of Patricia Isasa
Opéra en deux actes de Kristin Norderval, livret de Naomi Wallance
- Production
- Chants Libres
- Représentation
- Monument-National , 21 mai 2016
- Direction musicale
- Cristian Gort, Ensemble Kô
- Interprète(s)
- Kristin Norderval (Patricia adulte) ; Rebecca Woodmass (Patricia jeune) ; Dion Mazerolle (Ramos) ; Daniel Pincus (Brusa) ; Vincent Ranallo (Facino) ; Marie-Annick Béliveau (Gestionnaire Ford) ; Claude Lemieux (Scilingo)
- Mise en scène
- Pauline Vaillancourt, directrice artistique