Critiques

DE LA NOUVELLE VIE D’UN DRAME ROMANTIQUE

DE LA NOUVELLE VIE D’UN DRAME ROMANTIQUE

PHOTO: Jean-Michel Richer et Étienne Dupuis
(@ Yves Renaud)

Il y a eu Les Feluettes ou La répétition d’un drame romantique, la pièce de théâtre maîtresse de Michel Marc Bouchard, passionnée et fulgurante. Il y a eu le film, Lilies, où l’œuvre trouva un écrin idéal pour magnifier les ficelles dramatiques de son intrigue. Maintenant, il y a l’opéra, où les personnages de Bouchard trouvent dans la musique de Kevin March une sublimation grandiose des émotions portées par toute la puissance que le genre lyrique peut offrir. Le livret a été brillamment adapté pour le médium de l’opéra par l’auteur lui-même, qui a ajusté le niveau de langage (abandonnant le joual pour un français « normalisé », sans pour autant perdre la poésie et la couleur de l’original) et conservé un rythme théâtral admirablement équilibré.

Kevin March a surpris et séduit avec une partition efficace, lyrique à souhait et extrêmement bien conçue pour les voix d’hommes. Autre grande surprise, la prosodie française est très bien maîtrisée, de telle sorte que l’écriture musicale permet aux chanteurs de rendre clair et compréhensible un texte qui aurait pu connaître un tout autre sort. Venant d’un compositeur anglophone, c’est un exploit remarquable qui résulte assurément d’un travail acharné. Son orchestration, parcimonieuse et quelque peu debussyste, accompagnait adéquatement les chanteurs, quoique le compositeur aurait pu à certains moments utiliser une écriture orchestrale plus puissante, l’esthétique romantique l’emportant ici sur la rigueur et la violence du milieu carcéral. Le style éclectique, incorporant d’importants extraits du Martyre de Saint-Sébastien de Debussy, conservait une cohérence dans son propos. Si certains passages évoquaient (volontairement ou non) le théâtre musical américain (pendant quelques instants à la fin du premier acte, on entendait des échos lyriques de Broadway), c’est la touche « française » qui dominait la partition, avec notamment la présence d’une valse proche de La bohème de Puccini, ou encore des ballets de Poulenc.

Australien originaire des États-Unis, Kevin March s’inscrit dans le courant néo-tonal qui domine la production lyrique américaine des trente dernières années. La musique est tonale, ou à tout le moins consonante, et fait place à divers emprunts stylistiques et citations lorsque le scénario l’exige. Elle est conçue un peu comme une partition cinématographique : le compositeur présente rarement une interprétation personnelle du livret à travers sa musique, il offre plutôt un écrin sonore pour que le théâtre se déploie de façon naturelle. Ce choix esthétique, tout à fait défendable, est ici assumé et extrêmement bien réalisé. L’opéra de March est de la trempe des grands succès de Kevin Puts, de Mark Adamo, de Jake Heggie ou même de Carlisle Floyd.

La mise en scène de Serge Denoncourt est absolument parfaite! Il use d’idées simples pour faire vivre cet « opéra dans l’opéra », laissant le théâtre faire son travail, c’est-à-dire nourrissant l’imagination du spectateur au lieu de tout lui montrer. C’est fin, intelligent et d’une grande classe. Et c’est d’une grande poésie aussi, comme ce magnifique linceul blanc représentant la neige couvrant la défunte comtesse, se transformant en drap nuptial pour finir par s’embraser en un incendie aussi destructeur que cet amour qui consume les deux protagonistes. Si simple et si brillant! On se réjouit déjà de savoir que Serge Denoncourt nous reviendra la saison prochaine pour les Dialogues des Carmélites.

L’excellente distribution, entièrement canadienne, est d’une qualité exceptionnelle. Étienne Dupuis démontrait un grand sens musical et scénique et répliquait à la fraîcheur tendre et juvénile de Jean-Michel Richer, dont la voix a acquis une belle assurance et son timbre est de plus en plus riche. Les deux personnages travestis se sont démarqués du lot par leurs jeux investis et intelligents : Daniel Cabena était une Lydie-Anne de Rozier parfaite, féline, hypocrite et manipulatrice à souhait, tandis qu’Aaron St.Clair Nicholson incarnait une Comtesse de Tilly incroyablement touchante et humaine.

Des productions de cette trempe, on en redemande! Espérons que l’Opéra de Montréal aura la piqûre de la création et qu’il proposera dans le futur d’autres œuvres nouvelles aussi inspirées.

Les Feluettes

Opéra en deux actes de Kevin March, livret de Michel Marc Bouchard

Production
Opéra de Montréal
Représentation
Salle Wilfrid-Pelletier , 21 mai 2016
Direction musicale
Timothy Vernon, Orchestre Métropolitain, Choeur de l’Opéra de Montréal
Interprète(s)
Étienne Dupuis (Simon Doucet jeune) ; Jean-Michel Richer (Le Comte Vallier de Tilly) ; Gino Quilico (Simon Doucet vieux) ; Gordon Gietz (Monseigneur Jean Bilodeau) ; Aaron St.Clair Nicholson (La Comtesse Marie-Laure de Tilly) ; Daniel Cabena (Mademoiselle Lydie-Anne de Rozier) ; James McLennan (Jean Bilodeau jeune) ; Tomislav Lavoie (Le Père Saint- Michel) ; Claude Grenier (Timothée Doucet) ; Patrick Mallette (Le Baron de Hüe)
Mise en scène
Serge Denoncourt
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