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OPINION - Les grands enjeux auxquels fait face l’Opéra de Montréal : Partie I

OPINION - Les grands enjeux auxquels fait face l’Opéra de Montréal : Partie I

Ce texte dépeint en vrac ce que je considère comme étant les enjeux (ce quon peut perdre ou gagner) auxquels fait face lopéra au Canada et au Québec en général, mais aussi surtout à lOpéra de Montréal (OdM), cette institution qui ma ouvert généreusement ses portes pendant deux ans. Ces réflexions sont le fruit de plusieurs entretiens effectués auprès de quelques créateurs et salariés de linstitution montréalaise pour tenter de comprendre un peu mieux les ramifications dun médium dont les tenants et aboutissants sont beaucoup plus quuniquement artistiques. Ces entretiens, je les ai menés sans prétentions, dans le cadre dune recherche personnelle qui navait pas dintention de publication. Pour préciser ma pensée, profitant du défi lancé par lOdM dans le cadre du Coopérathon en 2020 (dont le thème était centré autour de linnovation pour une plus grande fidélisation et engagement du public), jai pu mettre en forme et bonifier le contenu de ce journal de bord. 

À travers ce texte en trois parties, je tenterai de cibler certains enjeux fonctionnels, économiques, sociaux, historiques, et psychologiques auxquels fait face lopéra aujourdhui. Vous reconnaîtrez bon nombre de ces défis, qui sont déjà bien connus et répandus ; je tenterai par ailleurs den souligner de moins évidents. Mon regard et mon analyse sont teintés exclusivement de mes connaissances damateur et dartiste de la scène. 

Jaborderai ainsi tous ces sujets de façon bien personnelle. Pourtant, jai rédigé le présent texte en me disant que je mexprimais aussi au nom de plusieurs de mes collègues qui ne sauraient trouver les mots. Lidée de me forger une vie professionnelle multidisciplinaire et atypique a toujours servi ces buts : mouvrir lesprit, me mettre au défi et aller à la rencontre de lautre. Il est primordial de me lire sous cet angle. Il sagit, certes, dun texte dopinion dont la posture et les raisonnements (en perpétuelle mouvance) sarticulent parfois comme un texte argumentatif, mais il ne sagit pas non plus dun pamphlet. Ses élans relèvent plutôt de la forme dun essai qui ne cherche non pas la polémique, mais un regard franc et subjectif sur ce milieu et cette forme dart sur lequel je fonde mes plus grandes aspirations. 

Sil est facile de critiquer ce monde dans lequel jévolue, il est autrement plus difficile de devenir un acteur de changements. Si jai décidé de partager ces idées à LOpéra  Revue québécoise dart lyrique, cest quil me semble louable de faire circuler le plus possible les idées et perspectives les plus diverses, voire divergentes. Si lopéra est foncièrement un travail déquipe, cest dans cet élan mobilisateur que je veux que mes opinions soient interprétées. Ce que lon sait aujourdhui na souvent rien à voir avec ce que lon apprendra demain. En cela, bien de ce que vous lirez ici vous paraîtra fragmentaire ou incomplet. Pourtant, jose espérer que ces quelques idées en aideront plusieurs à tergiverser un peu plus (ou qui sait, un peu mieux) sur le présent et lavenir de lopéra en général, et quensemble (amateurs de tous les horizons), nous nous entraiderons à faire de lopéra un art encore plus vivant, significatif et prometteur. Pour ma part, lun de mes combats vise à défendre une plus grande valorisation de lapprentissage de lart dramatique dans la formation lyrique. Et, vous, quel est le vôtre? Pour vous aider à répondre à cette question, voici quelques problématiques qui sauront peut-être vous guider dans votre prise de décision.  

Voici dans lordre, la liste de thèmes sur lesquels japporterai mon point de vue dans le présent texte :

Partie I  Les préjugés envers lopéra : Un genre réservé à lélite ?

- Le manque de fidélité du spectateur : Comment susciter son engagement ? Le numérique à la rescousse ? ;
- Le manque de repères et de connaissances sur lopéra : Un frein à lengagement du public ;
- Entre la scène et le public : une distance émotionnelle et physique à combler ;
- Le manque de compétition à léchelle de lOdM ;
- La culture de lopéra appartient principalement à lEurope ;
- Laction se déroule (trop) lentement ;
- Un art perçu comme vieillot, poussiéreux, fossilisant

Partie II (à paraître dans le Bulletin québécois dart lyrique du mois daoût 2022)

Partie III (à paraître dans le Bulletin québécois dart lyrique du mois de septembre 2022) 

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Le manque de fidélité du spectateur : Comment susciter son engagement ? Le numérique à la rescousse 

LOdM suggère que le sentiment dappartenance à un groupe (ladhésion à une communauté) réglerait en grande partie le problème du manque de fidélité du spectateur (marketing relationnel, médias sociaux/stratégie de contenu, soupers, cocktails, gala, etc.) Ici, rien de nouveau, nous entrons dans le XXIe siècle, nous sommes tournés vers la logique de service. Lidée de former « une famille » est au centre des idées de Patrick Corrigan, directeur de lOdM.

Lidée de « se rassembler » résout un partie ce fameux problème du XXIe siècle : à lopéra, il me semble que les gens ne se parlent plus, ou du moins, ils ne parlent plus de ce quils viennent voir. Pourquoi ? Sans doute parce que plusieurs connaissances cruciales semblent manquer au spectateur néophyte de lopéra et que le langage opératique peut souvent lui paraître complexe. Je pense que le spectateur moyen a cette première crainte : il a peur de ne pas comprendre, ou pire, dêtre perçu comme quelquun qui ne comprend pas. Que ce soit à cause dune méconnaissance ou dune ignorance du style ou des conventions opératiques, le public se sent facilement détaché devant ce qui lui est raconté. Nous ne pouvons le tenir responsable de cela. 

Pour contrer ce plausible sentiment de détachement, la logique marketing est simple pour biendes entreprises : amener la clientèle au partage dopinions ainsi quà lexpression de ses besoins. Comme le public habitué de lOdM se distingue par son identité damateur, donnons-lui la chance de raffermir un sentiment identitaire, en le mettant en contact avec dautres passionnés et en favorisant leurs interactions. Ladhésion du numérique comme complément à lexpérience de lopéra peut et doit servir ce but. Pour que le public sattache, il a besoin dêtre actif devant ce qui lui est présenté. Le numérique doit être en phase avec cette idée que le public a non seulement le droit de parole, mais quon doit linciter à sexprimer. Les compagnies dici et dailleurs prennent cette direction à travers de multiples démarches ; il faudrait en tirer profit.  

En faisant du spectateur un ami, un allié, un complice, voire un influenceur de la démarche artistique et de lœuvre quil vient apprécier, il pourra être en mesure de mieux saisir lart lyrique et son innovation. On ne doit pas sous-estimer le bonheur du spectateur informé qui se sent habilité à converser sur ce quil vient de voir. Ce pouvoir peut devenir une source de satisfaction personnelle non négligeable. Lexpérience numérique aurait donc pour autre but de donner au spectateur des outils pour sexprimer sur lœuvre quil vient découvrir. Ce faisant, elle linviterait à devenir curieux, intéressé ou même érudit, puis lui donnerait les moyens de converser enfinavec les membres de la communauté sans gêne ou complexe. 

Le manque de repères et de connaissances sur lopéra : Un frein à lengagement du public

Sagissant des connaissances génériques à propos du théâtre, de la musique et du chant – ce que jappelle les trois piliers de lopéra –, il y a du travail à faire pour susciter lintérêt du public. Léquation est assez banale : savoir et connaitre, afin de mieux aimer. « Ce que nous voyons dune œuvre et ce que nous en tirons dépend beaucoup de ce que nous lui apportons », soulignait le philosophe Nelson Goodman. Je pense, comme lui, que le spectateur ne peut être quun observateur. Il se doit dêtre un interprète qui « pense ». Comme lartiste avant lui, cest par sa pensée quil peut souvrir à des émotions et entrer en relation avec lœuvre dart. Léonard de Vinci disait : « [p]lus on connait, plus on aime ». Peut-être que lOdM devrait dire à son public : « Plus tu me connaîtras, plus tu maimeras ».

LOdM a entrepris, depuis plusieurs années déjà, de fabuleuses démarches de médiation (éducation communautaire) pour démocratiser lopéra de manière pédagogique, voire parfois ludique, comme le font déjà dautres grandes maisons dopéra dans le monde. La démarche est peut-être celle-ci : savoir, cest comprendre. En somme, connaître cest pouvoir mieux sapproprier lœuvre et faire des liens avec ce quon pense ou ressent. À mon sens, il est primordial de continuer dans cette voie. Si les efforts actuels de démocratisation ont leur pertinence – comme le démontre les conférences pré-opéra et les causeries Parlons Opéra ! animées par Pierre Vachon – je pense que le public peut être guidé dans un contexte moins formel et plus personnel. Le numérique peut servir ce but, mais en entretenant un rapport plus convivial, instantané, engageant et familier avec les interlocuteurs. À cet égard, la plateforme Aria de lOpéra de Paris constitue un excellent exemple. Nous savons que les « habitués » se familiarisent en avance avec lœuvre quils viennent voir, en écoutant la musique de lœuvre, en lisant le synopsis, ou en écoutant le brillant Pierre Vachon. Mais quen est-il du public plus jeune, moins connaisseur ? Bon nombre de youtubeurs ont emprunté la voie de la démocratisation de lopéra par ses chemins moins fréquentés par les amateurs de musique classique. Il serait si bon de voir nos interprètes ou nos amateurs québécois avoir ce goût du risque en portant ce flambeau.   

Lopéra doit savoir sadapter à son public pour répondre à sa curiosité, ses besoins et ses envies. Lobjectif global dune démarche de médiation poussée par le numérique, pourrait être de mobiliser et stimuler le spectateur pour quil devienne spect-acteur. Comme je lai déjà dit, je pense que le public doit faire partie du dialogue : il doit pouvoir entrer en communication et développer une relation plus intime avec lOdM. Ce que je perçois et pressens des volontés de lOdM, cest quil semble souhaiter un engagement plus concret de la part du public envers la compagnie, en mettant notamment sur pied des projets de co-créations par lesquels il pourrait vivre une expérience plus sociale, émotive et gratifiante à plusieurs points de vue.

Le but de la médiation doit être simplement daméliorer lexpérience du spectateur, en bonifiant son savoir (aussi mince soit-il !). Il faut premièrement quil puisse entrer dans la logique (le quoi) de lœuvre et quil soit en mesure de comprendre les motivations qui ont inspiré lartiste au cours de sa création (le comment). Il doit aborder lœuvre avec une « sympathie intellectuelle », comme le dit le philosophe Charles Sanders Peirce. De plus, par des nouvelles connaissances musicales, historiques, ou techniques ou sur lœuvre elle-même, il peut enfin se « lier » au spectacle et se laisser toucher par les émotions communiquées par celui-ci.

Entre la scène et le public, une distance émotionnelle et physique à combler

Plus savamment, je dirais dabord, que le public est en dissonance cognitive avec lopéra car il manque de lien étroit et intime avec le médium/lœuvre, ses artistes et artisans. En effet, le grand public ne connaît souvent ni les artistes, ni le médium. Dautre part, physiquement, il se retrouve dans une trop grande salle qui léloigne visuellement et auditivement de laction. Tout le milieu sentend là-dessus. À lheure de la réalité augmentée et de la webdiffusion, se sentir loin de laction semble encore plus une aberration pour moi. Le numérique doit servir ce premier but : rapprocher les artistes et leurs idées de leur public. Les démarches remarquées pour transporter les opéras dans de plus petites salles que la grande Wilfrid Pelletier (ce que lOdM fait déjà), semble être un bon point de départ. 

Nous, artistes de lopéra, voulons entrer en relation plus intime avec notre public. Pour servir ce but (au risque de me répéter !), une des solutions serait donc de mobiliser et de familiariser le public avec lopéra, mais surtout dattirer les spectateurs et spectatrices en les interpellant et les sensibilisant de façon plus personnelle. Tout ceci nest possible que si les artisans et artistes entrent en contact directement et intimement avec le public, afin quils perçoivent une synergie, voire une similarité, entres eux. Les médias sociaux ont prouvé ce double pouvoir. Ils forgent un sentiment dappartenance et dengagement à un groupe, parce quils le poussent à sinformer et à entrer en relation avec des gens qui ont des intérêts communs. Il faudrait en tirer profit. 

Le manque de compétition à léchelle de lOdM

En dépit du fait que lOdM soit le seul port dattache important de lopéra dans la métropole, les Montréalais connaissent trop peu cet endroit unique, qui pourrait être un endroit de plus pour les définir. Après plusieurs discussions de coulisses dans les bureaux de lOdM, il me semble clair que ladministration de cette compagnie na pas un besoin prégnant de se démarquer dans le paysage culturel montréalais. Le danger de cette réalité, cest quil devient parfois dangereux pour ladministration de cette compagnie de ne plus sentir le besoin de se concerter pour régner. En effet, pourquoi lOdM devrait-il se distinguer des autres sil na pas à le faire ? Pour dynamiser la chose, je rêve à la blague de créer deux institutions dans la même : prenons le budget de lOdM, divisons-le en deux, et trouvons deux directeurs artistiques qui chapeautent chacun deux entités différentes aux visions et visées divergentes. Regardons qui lemporte ! Plus réalistement, lOdM tente quand même dentretenir des partenariats avec des compagnies « sœurs » (BOP – Ballet Opéra Pantomime, lOpéra de Québec, lOpéra du Royaume) et veut donner une voix plus importante aux projets novateurs avec lAtelier lyrique comme locomotive. Voilà un compromis intéressant, mais qui, nous le présageons, sera sans doute développé dans lavenir.

La culture de lopéra appartient principalement à lEurope

Les 50 opéras les plus joués au monde sont chantés en italien (50%), allemand, russe et français. Tout comme la culture du musical appartient au monde anglo-saxon, lopéra est un genre qui appartient à lEurope en entier. Les publics lyricomanes des grandes villes européennes mélomaniaques samourachent de certaines œuvres, de certains artistes, ou même de certaines maisons dopéra. Ici, ce nest pas le cas. Pour le grand public dAmérique, il sagit dun monde qui nest pas concret ou au mieux, qui conserve une aura de mystère, de fla-fla, et de champagne. Je ne dis pas cela de façon méprisante, au contraire ! Cest peut-être justement cette différence qui fera naître la nouveauté ici. Le Nouveau-Monde a toujours rimé avec liberté dêtre et de faire. 

À lopéra, laction se déroule (trop) lentement 

De par sa nature, lopéra requiert un engagement intellectuel et une attention importante. Les causes sont la grande diversité des langages employés, des styles musicaux variés, des époques et des cultures mises en scène. La convention simple de chanter en jouant est rébarbative et demande une adaptation importante au spectateur néophyte habitué à porter un regard plus naturaliste et réaliste (web, télé, théâtre). Lopéra diffère aussi de la comédie musicale, chez qui, laction « parlée » permet toujours une relance de rythme. 

Un art perçu comme vieillot, poussiéreux, fossilisant ?

Si un certain « premier » public peut se sentir petit devant la grandeur de lopéra, souvent perçu comme élitiste, il est dans lintérêt de lOdM de lui proposer une façon de saffranchir de cette vision. À cause de ses sujets historiques, mythologiques ou romantiques en décalage avec le monde daujourdhui, lopéra lui apparaît trop souvent vide de sens. Plus souvent à linternational, tandis que certains commentateurs trouvent les opéras sexistes, racistes, misogynes, et que dautres soulèvent le caractère trop « blanc » et le manque de diversité (sexe, âge, race), on trouvera mille raisons pour souligner le caractère passéiste de cet art vivant. Il est un fait indéniable que lopéra a toujours été dirigé par des hommes (autant dans la chaise du directeur artistique que devant le pupitre du chef dorchestre). Si lopéra se doit de devenir plus inclusif, cest aussi parce quil est, comme le théâtre classique, un art tourné vers des histoires dans lesquels le masculin lemporte. Cest un reflet de lhistoire dabord, puis bien sûr, en raison du fait que depuis 400 ans, les compositeurs et les librettistes sont franchement majoritairement des hommes. 

À force dentendre ce genre de commentaires, plusieurs spectateurs diront même avant de se rendre au spectacle, quils sont audacieux de sy rendre. Certains ont même le sentiment de faire un grand saut « dans le vide », comme si les chances dapprécier réellement leur soirée relevait dun coup de dé. On invitera même le spectateur à grands coups de slogan, en lui disant « passe à lacte ! ». Guillaume Thérien comparait même lexpérience « opéra » à celle dun saut en parachute.

Malheureusement, les statistiques de lOdM démontrent de façon flagrante à quel point le spectateur audacieux ne voudra pas retenter lexpérience une deuxième fois, près de 80% dentre eux ne revenant pas en salle. Il semble que, comme ceux qui tentent le saut en parachute, lopéra se vit quune seule fois pour le thrill du moment. En effet, paraît-il que la très grande majorité des parachutistes amateurs ne désirent pas répéter lexpérience après lavoir fait. 

Alors, posons-nous la question : pourquoi faire le saut une seule fois à lopéra serait suffisant ? Mon hypothèse est la suivante : comme après avoir fait un saut en parachute, le spectateur de lopéra se dit quil vient de vivre quelque chose dunique, un point cest tout. En gros, je mamuse aujourdhui à dire que si le public na pas été séduit, cest quil a fait un saut dans le vide (de sens), sans parachute (sans connaissances). Il aura été diverti, intrigué, parfois impressionné, mais sans plus. La preuve en est, quil décrira dabord sa sortie ou son expérience à lopéra comme étant dabord « classique » (stats 2018), ce qui est pour moi, lexpression flagrante de ce manque de sens. Ce constat minquiète au plus haut point. Cette première expérience ne devrait-elle pas être idéalement perçue comme « captivante », « profonde », ou au pis-aller, « spectaculaire » ? Après avoir assisté à un spectacle de danse contemporaine, dit-on pour décrire ce spectacle quil nous est paru essentiellement « moderne » ? Si tel est le cas, avouons quil sagit là une façon polie de dire que le style de ce spectacle, sa forme, a pris le dessus sur son fond, son sens ? 

Qui sont donc les premiers responsables de ce manque criant de sens ? Se pourrait-il que les artistes puissent jouer un rôle de premier ordre dans la réconciliation entre le public et lopéra ? Cest la question que je creuserai dans la deuxième partie de cette réflexion.


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