Éditorial du numéro 28 (hiver 2022) - L'opéra et la victoire des femmes
Photographie : Jordi Borràs
En ce début d’année 2022, le monde des arts de la scène est en mode « arrêt » en raison des nouvelles restrictions sanitaires annoncées à la toute fin de l’année 2021. Si les mesures d’aide financière au milieu culturel ont été maintenues et que les gens ont dit les apprécier, il y a tout de même lieu de s’interroger sur la justesse des restrictions qui imposent la fermeture des salles de spectacles. Alors que le variant Omicron déferle aussi en Europe, il est légitime d’ainsi se questionner lorsque l’on constate que les maisons d’opéra sur ce continent n’ont pas été contraintes de fermer. Le Conseil d’État belge a même invalidé la mesure obligeant ces fermetures en affirmant qu’elle « n’éta[i]t pas objectivement et raisonnablement justifiée dans son principe et dans son ampleur ».
Ne faut-il pas craindre les effets délétères des fermetures à répétition de nos salles de concerts et amphithéâtres lyriques et s’inquiéter de leur impact sur le retour du public dans les lieux de diffusion de la musique et de l’opéra partout au Québec ? L’annulation de La Traviata par l’Opéra de Montréal détournera-t-elle le public de la métropole de la création de La Beauté de monde de Julien Bilodeau et Michel-Marc Bouchard prévue pour le mois de mars 2022 ? Aura-t-elle pour conséquence de freiner les ardeurs des lyricomanes que l’Opéra de Québec convie en mai à un Don Giovanni servi par une distribution exceptionnelle comprenant notamment Philippe Sly, Julie Boulianne et Florie Valiquette ? Le temps n’est-il pas venu pour que le milieu de l’opéra et de la musique fasse entendre sa voix sur ces questions, comme l’ont d’ailleurs fait 50 directeurs et directrices d’opéras et d’orchestres en France dans le journal La Croix l’automne dernier ?
Quoi qu’il en soit et en dépit de l’incertitude qui règne, 2022 devrait être l’année de la « victoire des femmes » à l’opéra ici au Québec. Les lyricomanes avertis reconnaîtront la référence à l’essai L’Opéra et la défaite des femmes de Catherine Clément dont la publication chez Grasset en 1979 a soulevé plusieurs controverses. Dans un texte diffusé en octobre dernier sur le site Forum.opera.com, Jean Michel Pennetier critique d’ailleurs la thèse de la musicologue en soulignant qu’elle n’a étudié qu’un corpus limité d’œuvres puisées essentiellement dans le répertoire romantique, et termine en insistant que la véritable bataille à mener n’est pas celle concernant les œuvres du passé, mais plutôt les actions concrètes à prendre maintenant pour changer la dynamique dans le milieu lyrique. Des initiatives récentes permettent heureusement d’affirmer que le Québec est sur la bonne voie en cette matière, comme en témoignent les œuvres des dernières lauréates du Prix 3 femmes de Mécénat Musica (voir la critique p. 48-49) et la création de l’opéra Yourcenar : Une île de passions prévue au Festival d’Opéra de Québec à l’été 2022 et dont le livret a été rédigé par Hélène Dorion et la regrettée Marie-Claire Blais. La récente annonce de l’attribution de la Chaire de recherche du Canada en recherche et création en opéra à la compositrice Ana Sokolović, qui est également compositrice en résidence de l’Orchestre symphonique de Montréal, témoigne tout à la fois de la vitalité de la vie lyrique québécoise et du rôle de premier plan que les femmes sont appelées à y tenir dans un futur proche.
Le présent numéro vous invite à plonger dans le vif du sujet : plusieurs articles permettront en effet de réfléchir à l’implication des femmes dans le milieu lyrique – actuel et passé. L’entretien est consacré au travail des maquilleuses Claudie et Véronique Vandenbroucque, le duo mère-fille à qui l’on doit les maquillages des productions de l’Opéra de Montréal. Claudie Vandenbroucque, qui a débuté sa carrière à l’Opéra du Québec (ancêtre de la grande compagnie montréalaise), tirera d’ailleurs sa révérence au terme de la présente saison, après plus de quatre décennies de service. La musicologue Catherine Harrison-Boisvert propose de faire une incursion dans la société états-unienne du tournant du XXe siècle dans un dossier portant sur les chansons politiques composées dans le contexte de la lutte pour le suffrage féminin. L’enquête préparée par la rédactrice en chef Judy-Ann Desrosiers permet quant à elle de faire connaitre trois projets menés par des femmes dont l’objectif est de faire valoir la contribution des femmes à l’art lyrique, que ce soit par le biais de la création en s’intéressant au projet Albertine en cinq temps – L’opéra, de la recherche en redécouvrant les femmes ayant joué un rôle pour l’art lyrique russe ou encore, de la recherche-(re)création dont l’album L’Heure rose de la soprano Hélène Guilmette est un bel exemple. Vous pourrez également découvrir dans ce numéro les dessous de la création de l’Opéra de Trois-Rivières par Valérie Poisson dans la rubrique « En coulisse », en plus de retrouver les rubriques habituelles de L’Opéra et quelques critiques des évènements lyriques de l’automne 2021.
Grâce à la générosité de son commanditaire Québécor et au formidable travail de l’équipe du Qolab Studio, la Revue québécoise d’art lyrique publiera cette année un numéro d’été, passant ainsi de deux à trois numéros par année. Une invitation à vous réabonner accompagne l’envoi du présent numéro. L’équipe de L’Opéra continuera d’ailleurs de diffuser du contenu mensuellement par la voie numérique du Bulletin québécois d’art lyrique.
Après trois années de collaboration, la musicologue Matilde Legault a quitté ses fonctions afin d’entreprendre de nouveaux projets – je la remercie pour sa collaboration et sa rigueur. L’Opéra pourra maintenant compter sur la collaboration d’une apprentie journaliste, Nazdar Roy, qui devient conseillère à la rédaction, Laurence Gauvin étant quant à elle promue comme secrétaire de rédaction.
Aux abonnés et abonnées de la revue que vous êtes, l’équipe exprime à nouveau sa reconnaissance et vous souhaite une année lyrique qui sera l’occasion de célébrer la place de plus en plus importante qu’occupent les femmes dans notre vie lyrique, ici au Québec, mais également partout dans le monde.