À LA UNE - Rencontre avec Éric Champagne autour de la création de Yourcenar : Une île de passions
C’est à l’issue d’un atelier de création de Yourcenar : Une île de passions avec le chœur et les solistes qu’Éric Champagne a répondu aux questions de L’Opéra. L’œuvre, qui est encore sur la table de travail du compositeur, s’annonce hautement poétique, soignée dans sa conception comme dans sa réalisation.
L’idée de concevoir un livret d’opéra inspiré de la vie de l’autrice Marguerite Yourcenar, c’est Hélène Dorion qui l’a eu. Lorsqu’elle l’a évoqué avec Marie-Claire Blais, celle-ci a affirmé sans hésiter : « je l’écris avec toi ». Cette grande écrivaine malheureusement décédée le 30 novembre 2021 a d’ailleurs déjà rencontré Marguerite Yourcenar lors d’un après-midi passé en sa compagnie dans sa résidence de Petite Plaisance.
Un livret à valeur humaine
Le récit qui découle de cette idée n’est pas biographique, encore moins documentaire. C’est plutôt un portrait inspiré de faits réels qui permet d’aborder des thèmes plus larges, en particulier le déchirement causé par les passions, qu’elles soient amoureuses ou artistiques. « C’est un peu comme ce qu’a fait William Shakespeare dans ses pièces de théâtre sur des rois anglais. Il ne s’agit pas de faire une œuvre historique ou biographique, mais plutôt de prendre ce sujet pour en tirer les émotions qui ont vocation à être partagées par plusieurs », soutient Éric Champagne. Il n’y a donc pas de lien esthétique clair entre l’œuvre de Yourcenar et l’opéra, bien qu’il ait une parenté symbolique certaine. Aucune citation textuelle de l’œuvre de l’autrice ne pourra d’ailleurs être retrouvée dans le livret ; Hélène Dorion et Marie-Claire Blais ont plutôt fait le pari de recréer la littérature de Yourcenar dans le livret.
Le sous-titre de l’opéra, « une île de passions » fait plutôt référence à la difficulté de concilier les différentes passions qui nous habitent, aux tensions et contrastes qui résultent de la recherche d’équilibre. En fait, le parcours de Marguerite Yourcenar invite à remettre en question l’idée communément admise que vivre de sa passion est un idéal à atteindre. Comme le dit Éric Champagne, « la conciliation entre vie privée et création n’est pas parfaite et donc, vivre de sa passion n’est pas toujours garant de bonheur ».
Ce projet avait été mis sur les rails à la fin de l’année 2019, soit juste avant que la pandémie ne bouleverse nos vies. C’est à ce moment qu’Éric Champagne a été approché et qu’il a répondu avec enthousiasme à l’offre de composer la musique pour le livret cosigné par Hélène Dorion et Marie-Claire Blais. Depuis, la participation des diffuseurs que sont le Festival d’opéra de Québec et l’Opéra de Montréal a été confirmée, entraînant des contraintes supplémentaires quant au livret. Cela a mené à une nouvelle étape de travail sur le texte à laquelle la metteure en scène Angela Konrad a d’ailleurs participé. En ce qui concerne la musique, Éric Champagne affirme n’avoir entamé la composition qu’à l’été 2021, ce qui lui a permis de mûrir le sujet et de concevoir la musique spécifiquement pour Les Violons du Roy, dont la participation au projet avait été confirmée entretemps et qui agissent également comme producteurs de l’opéra.
Un processus créateur renouvelé
Yourcenar : Une île de passions prendra la forme d’un grand opéra de chambre, avec six solistes qui tiendront les rôles de Marguerite, Grace, Jerry, Daniel, d’un capitaine et d’une chanteuse d’opéra soutenus par 12 choristes. Il s’agit du premier opéra de cette envergure que compose Éric Champagne, et c’est aussi la première fois qu’il travaille autant en amont de la création. En effet, lui qui a l’habitude de composer directement la partition orchestrale de laquelle il produit une réduction pour voix et piano, a dû s’adapter pour présenter une réduction d’abord, qui a fait l’objet de deux ateliers de création avec les solistes et les choristes en novembre et décembre 2021. Si cette démarche amène le compositeur à sortir des sentiers battus, il n’en reconnait pas moins la valeur : « C’est quelque chose de tout à fait nouveau pour moi, que j’apprivoise encore car je n’ai jamais travaillé de manière aussi intense et concentrée, mais j’apprécie cette chance que j’ai : c’est un luxe auquel les compositeurs et compositrices ont rarement accès. »
Ce nouveau processus de création permet au compositeur d’ajuster sa partition en fonction des commentaires de toutes les personnes impliquées et, en particulier, des interprètes. Il en résulte un travail d’horloger qui vise à raffiner l’adéquation entre le texte et la musique. Par exemple, en accord avec la librettiste Hélène Dorion et la soprano qui tiendra le rôle de Grace, Éric Champagne a revu le rythme d’un passage. Le but ? Scinder en deux la ligne mélodique d’un vers pour permettre à la chanteuse de respirer et de soutenir la note finale sur l’entrée du personnage de Marguerite qui exprime une idée opposée, justement pour transposer en musique la dissonance dans leurs propos. Lui-même un grand lecteur – il avoue d’ailleurs avoir eu un coup de cœur pour les Mémoires d’Hadrien (1951) de Yourcenar – Éric Champagne dit avoir un grand respect pour la littérature et le fait littéraire. Il n’a donc aucune intention de déconstruire le texte, bien qu’il assume que par moments, la convention de l’opéra exige que la compréhension cède la place à l’expression lyrique.
Que peut-on donc attendre de la partition d’Éric Champagne ? D’abord, une écriture qui laisse la part belle aux mots ; ensuite, une grande expressivité dans les parties de solistes et une écriture chorale dépouillée sans être simpliste. On peut s’attendre aussi à quelques pastiches musicaux, car Éric Champagne reprend dans sa partition une stratégie employée par les librettistes qui ont recréé des fragments des œuvres de Yourcenar dans le texte. Il y a notamment une scène de réception où le livret prévoit la présence d’une chanteuse, et pour que la musique entre en résonnance avec les émotions dépeintes dans ce passage, le compositeur a choisi de faire allusion à l’univers sonore de Puccini en proposant une réécriture d’un air tiré de Tosca (1899). Autre exemple : celui de la scène à l’Académie française, qui, de l’aveu du compositeur, est largement inspirée de la scène de la valse de l’acte 2 dans Eugène Onéguine (1879) de Tchaïkovski.
« Retourner à sa vie qui ne sera plus celle d’avant »
Ces mots, tirés de la scène 2 du premier acte de Yourcenar : Une île de passions, témoignent à eux seuls de la forte résonnance de l’œuvre avec le temps actuel. Plus que jamais, les sensibilités sont exacerbées et la récente fermeture des salles de spectacles amène (encore une fois) à prendre conscience de la valeur et de la place de l’art dans nos vies. Les thèmes de la fragilité ou des bouleversements traversant nos vies qui sont abordés dans cet opéra n’en paraissent que plus évidents, et trouveront dans cette une œuvre une expression hautement poétique. Prévue pour l’été 2022, la création mondiale de Yourcenar : Une île de passions permettra de découvrir une œuvre qui s’annonce déjà promise à un bel avenir.