CHRONIQUE : Wagner- « Prélude et mort d'Isolde » ou « Mort d'amour et rédemption » ?
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Vous trouverez ci-après la première chronique du musicologue Jean-Jacques Nattiez qui est publié dans la version imprimée aux pages 54 à 57 du numéro 27 (Automne 2021) de L'Opéra- Revue québécoise d'art lyrique et est une version condensée d'un texte dont vous pourrez lire la version intégrale mise en page par la rédactrice en chef Judy-Ann Desrosiers en cliquant sur le lien ci-après :
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Dans ma première chronique pour la Revue québécoise d’art lyrique, je me propose de présenter des informations connues de quelques spécialistes de Wagner et de cette œuvre, mais pas du grand public mélomane. Ce faisant, il ne s’agit pas pour moi de faire l’éloge de la profession de musicologue par un étalage de connaissances érudites, mais de montrer le parti qu’on peut en tirer du point de vue de l’exégèse de l’œuvre et de sa mise en scène. Or, le début et, tout particulièrement, la fin d’un opéra comme de toute œuvre dramatique ou littéraire jouent un rôle stratégique dans la saisie de cette signi- fication : le prélude, ou l’ouverture, parce que, traditionnellement, on considère qu’il donne déjà à entendre les étapes de son déroulement dramatique ; le finale parce que, comme la mort qui, selon Malraux, « transforme la vie en destin » (1937), il vient donner un sens rétrospectif à tout ce qui le précède.
L’ouverture et la finale de l’opéra Tristan et Isolde au concert sont connus sous le titre « Prélude et mort d’Isolde » ou, en allemand, « Prélude et mort d’amour ». Des recherches musicologiques ont démontré que Richard Wagner leur avait préféré, à une certaine période de sa carrière, le titre « Mort d’amour et de rédemption », ce qui modifie sensiblement le sens qu’il donnait au prélude et à la toute fin de l’œuvre. L’enjeu des dénominations n’est pas sans incidence quant au sens qu’un metteur en scène peut d’ailleurs donner à l’œuvre.
LE COUPLAGE DU PRÉLUDE DE TRISTAN AVEC LA « MORT D’ISOLDE »
Le Prélude de Tristan et Isolde n’est pas seulement une sorte d’ouverture pour l’opéra, c’est également un morceau de concert autonome, indépendant du finale de l’œuvre avec lequel il est généralement couplé au concert ou sur disque : ce que l’on appelle en allemand la « Liebestod » (La mort d’amour) – parfois « Isolden’s Liebestod », et en français « La mort d’Isolde ». Cette version symphonique du seul Prélude, rarement jouée, ne se termine pas comme dans la version nous est familière, mais avec la phrase finale de tout l’opéra. Il a été prouvé que la dénomination « mort d’Isolde » n’était pas de Wagner, mais de Franz Liszt, pour la transcription qu’il réalisa en 1867, avec une introduction de quatre mesures empruntées au duo d’amour du deuxième acte.
Les musicologues s’accordent pour considé- rer que « Vorspiel und Liebestod » ou « Prélude et mort d’Isolde » résulte d’une décision de l’éditeur de la première version imprimée de ce couplage, sous le titre « Vorspiel und Isolden’s Liebestod », parue chez Breitkopf und Härtel en 1882. Mais comme il s’agit là de détails philologiques dont les organisateurs de concerts et les producteurs de disques, en général, se soucient peu, il est pro- bable que la dénomination traditionnelle, adoptée sous l’influence de Liszt qui la « promena » dans ses récitals au cours du XIXe siècle, sera conservée encore longtemps, même si elle est clairement inexacte. C’est la raison pour laquelle, dans la suite de la présente chronique, je placerai le titre « Mort d’Isolde » entre guillemets.
La version du Prélude comme œuvre symphonique autonome pour le concert et sans « la mort d’Isolde » avait été exécutée sous la direction de Wagner de son vivant. Les passionnés de Wagner savent qu’il dirigea trois concerts à Paris, au Théâtre italien, le 25 janvier ainsi que les 18 février 1860, afin de préparer le public français à sa musique en vue des représentations de Tannhäuser en 1861. Ce que l’on ignore en général, c’est que ce qui fut joué ce soir-là ne contenait pas la « Mort d’Isolde », mais correspondait au Prélude isolé. Le 12 mars 1859, Hans von Bülow, le premier mari de Cosima Liszt et le futur créateur de Tristan, avait déjà dirigé une version du Prélude seul, qui se terminait avec une conclusion de son cru composée avec la bénédiction de Wagner, car celui-ci avait refusé de l’écrire. Très mécontent du travail de von Bülow et envisageant d’inclure le Prélude dans la série des concerts parisiens de 1860, Wagner décida de composer lui-même sa propre fin ; il rédigea en outre une très longue note de programme expliquant son interprétation personnelle du récit et mettant en lumière les éléments qu’il considérait comme étant les plus importants. Il mettait l’accent sur le désir insatiable provoqué par l’amour et pour lequel il ne semblait y avoir qu’une issue possible : la délivrance par la mort*.
C’est seulement le 5 octobre 1862, dans une lettre adressée à Wendelin Weissheimer qui se proposait de diriger des œuvres de Wagner dans un concert à Leipzig, que le compositeur proposa de réaliser le couplage. Ce qu’il décrit ainsi : « Fragment de Tristan und Isolde ; a) Prélude b) finale de l’opéra (sans chant) » [...] De cette façon, le tout consisterait en deux belles pièces mutuellement complémentaires et contrastées [...] J’intitulerais le tout a) Liebestod [mort d’amour] b) Verklärung [transfigura- tion]. Fin de l’opéra. » Le concert eut lieu le 1er novembre 1862 mais sans le couplage que Wagner avait proposé.
Trois ans après les concerts de Paris, et à l’occasion d’un concert qu’il dirigea à Saint-Pétersbourg le 10 mars 1862, il réunit pour la première le Prélude tel que nous le connaissons et la « Mort d’Isolde » dans sa version symphonique. Ultérieurement, il donna des directives en ce sens, à plusieurs reprises, à des chefs d’orchestre qui souhaitaient jouer ce couplage en concert, notamment à Karl Tausig pour un concert à Vienne donné le 27 décembre 1863. Or, c’est pour ce concert qu’il rédige une note de programme beaucoup plus courte que celle qui fut publiée lors des concerts de Paris et qui reprend les termes utilisés dans sa lettre à Weissheimer.
LA MORT D’AMOUR QUI FAIT L’OBJET DE CE PRÉLUDE DE CONCERT, SELON LES TERMES MÊMES DE WAGNER, N’EST PAS CELLE D’ISOLDE, MAIS CELLE DES DEUX AMANTS.
Dans cette lettre comme dans le texte publié à Leipzig, c’est le Prélude qui est qualifié de « Liebestod » – « Mort d’amour » –, et ce que nous connaissons sous le titre « Mort d’amour » ou « Mort d’Isolde » est intitulé « Verklärung », c’est-à-dire « Transfiguration ». Or, c’est cette dénomination que Wagner utilisait dans la vie courante, comme l’atteste ce passage aussi tardif du Journal de son épouse Cosima. Elle écrit dans l’entrée du 22 octobre 1882 que, voyant à l’église Santa Maria dei Frari à Venise, la vierge de Titien debout sur un nuage, « R. nie que l’Assunta soit la mère de Dieu, c’est plutôt Isolde transfigurée par l’amour. » Voilà qui pourrait bien changer l’interprétation que l’on fait et du Prélude et de la scène finale de Tristan.
Mon objectif est donc de réexaminer le Prélude en considé- rant que, s’il s’agit de l’ouverture de l’opéra, le sous-titre « Mort d’amour » pourrait nous permettre de le considérer, surtout si on le joue tout seul dans sa version isolée, comme une sorte de poème symphonique.
LA VERSION DE CONCERT DU PRÉLUDE
Le Prélude tel que nous l’entendons à l’opéra ou dans la version de concert habituelle ne contient aucune citation musicale des actes II et III. La raison en est que Wagner envoya les trois actes de son œuvre à l’éditeur au fur et à mesure qu’il les eut terminés. Quand il composa le Prélude, il n’avait pas encore écrit les actes II et III. Donc, après le thème généralement qualifié de « motif du regard », Wagner revient à la musique du début du Prélude, et notamment le tout début avec le fameux « accord de Tristan ». Ce morceau marque un tournant révolutionnaire dans l’écriture harmonique de la musique occidentale, grâce notamment à ce fameux « accord » avec lequel il commence et qui semble suspendre la tonalité. Mais structurellement, il n’est pas autre chose qu’une sorte d’ouverture à la française, de forme ABA, dans laquelle deux mouvements lents encadrent un mouvement vif.
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Le Titien, Regina Assunta, Venise, église Santa Maria dei Frari
L’essentiel du prélude, dans l’une et l’autre version, consiste en l’évocation des flux et reflux du désir et de l’extase amoureux. À la fin du Prélude dans la version de concert de 1859, comme dans le Prélude de l’opéra, on entend d’abord le retour du thème parfois considéré comme celui du philtre d’amour (ou du coffret magique), parce que, dans le premier acte, il accompagne l’ordre qu’Isolde donne à Brangäne de le lui apporter, suivi du thème chromatique dit du désir. Wagner enchaîne sur une phrase (ou un thème) que l’on entendra à plusieurs reprises dans l’acte II.
Dans l’opéra, ce thème apparaît une première fois, juste après diverses occurrences du thème du désir, dans l’introduc- tion de l’acte II. Dans le finale de 1859, il est très proche de ce que l’on entend lors de la deuxième apparition de ce motif, dans l’acte II, juste avant l’hymne à la nuit. En particulier, il est dans la même tonalité de la majeur. Il est parfois dénommé thème de l’extase, et non sans raison, car il intervient juste après que Tristan eut dit : « Dans les chimères dérisoires du jour, une unique aspiration lui reste : l’aspiration à la sainte nuit où, de toute éternité, seule véridique, l’extase de l’amour le fait tressaillir. » Sur ces derniers mots, on entend la montée chromatique du thème du désir, puis le thème de l’extase.
Dans le prélude de concert, ce thème est répété quatre fois avec diverses variantes aux mesures 94 à 107. Puis Wagner enchaîne avec une phrase que nous entendrons à la toute fin de l’opéra pour la première fois sous cette forme, même si elle est une variation du thème de l’extase, suivie enfin d’une dernière occurrence du thème dit du désir, mais que je dénommerais volontiers « thème de la rédemption » en raison de son aboutissement aux mesures 114 à 118, car elle correspond exactement à ce qui est écrit dans le texte de 1859 que Wagner rédigea : « Chaque assouvissement n’est qu’un nouveau désir, jusqu’à ce que, dans le dernier épuise- ment d’un regard déchirant, l’intuition de l’extase suprême se fasse jour : c’est l’exaltation de la mort, du “ne plus être”, de la dernière rédemption vers ce monde merveilleux dont nous nous éloignons le plus lorsque nous voulons à tout prix y pénétrer. L’appelons-nous la mort ? » Il convient alors de faire un sort tout particulier à la dernière phrase du texte qui suit le mot « mort » : « Ou est-ce le monde merveilleux de la nuit, duquel, comme nous le raconte la légende, un lierre et une vigne poussèrent jadis, tendrement enlacés, sur la tombe de Tristan et d’Isolde ? »
J’ai plusieurs raisons de penser que la fin du Prélude de 1859, avec les quatre répétitions du thème de la rédemption jouées en alternance par les cordes et les vents, représente l’enlacement du lierre et de la vigne que Wagner évoquait dans la note de programme qui accompagnait cette version du Prélude. Cela confirme aussi que la mort d’amour qui fait l’objet de ce Prélude de concert, selon les termes mêmes de Wagner, n’est pas celle d’Isolde, mais celle des deux amants.
Dans la note à propos de la version de 1859, Wagner ne parle pas de transfiguration, comme il le fera dans sa courte note de 1863, mais bien de rédemption, comme le confirme la lettre à Mathilde datée du 19 décembre 1859 et dans laquelle il écrit : « L’idée de montrer ce finale [celui de l’opéra] comme un vague pressentiment de rédemption m’en est venue, maintenant, en formant le programme d’un concert à Paris qui m’intéressait surtout parce que je voulais y inscrire le prélude de Tristan. »
Ce qui veut dire que, entre le moment où il a terminé l’opéra (le 19 juillet 1859) et celui où il a écrit cette conclusion pour le Prélude (le 15 décembre 1859) – la différence de date est importante –, il aurait changé d’avis quant à la signification de cette fin de l’ouvrage pour laquelle l’accord final de si majeur est joué par l’ensemble de l’orchestre tutti et après que Wagner eut précisé, dans la didascalie concernant Isolde, qu’« elle s’affaisse sur le corps de Tristan comme transfigurée ». Est-ce le finale du prélude de concert, avec l’idée de rédemption, qui nous donnerait la signification ultime de l’œuvre ?
LE FINALE DE TRISTAN : RÉDEMPTION OU TRANSFIGURATION ?
Il n’y a pas lieu de s’étonner que Wagner ait pu évoluer au cours de la gestation de Tristan quant à la signification profonde de son œuvre. D’abord, parce que c’est le propre de tout auteur de chan- ger d’avis sur la signification, voire le contenu, de sa propre œuvre, tout au long du processus créateur. Ensuite parce que ce n’est pas un cas unique dans la carrière de Wagner. Dans une célèbre lettre au compositeur et chef d’orchestre Auguste Röckel du 25-26 janvier 1854, il déclarait que la signification « réelle » de la Tétralogie lui était apparue après sa lecture de Schopenhauer, ce qui déclencha des modifications décisives dans le livret qu’il avait pourtant déjà publié.
Ce qui frappe par ailleurs dans la phrase de la lettre à Mathilde du 19 décembre 1859 précitée, c’est qu’il parle de « vague pressentiment de rédemption ». L’instrumentation légère avec laquelle Wagner termine le finale du Prélude de concert me semble souligner le caractère hypothétique de cette fin et le questionnement dubitatif de Wagner : « L’appelons-nous la mort ? Ou est-ce le monde merveilleux de la nuit ? » Ce Prélude de 1859 se termine comme suspendu : le pressentiment de la rédemption n’y est que faible.
Le finale de l’opéra, lui, a un autre caractère. Ce n’est pas le monde de la rédemption, mais celui de la transfiguration qui est évoqué, et cela, nous le savons très clairement grâce à la didascalie finale : « Isolde, comme transfigurée, s’affaisse doucement sur le corps de Tristan. » D’où le sous-titre de Verklärung, de transfiguration, qu’il donna à la conclusion de l’ouvrage pour sa version seulement symphonique, dans sa note de 1863 où il écrit : « Mais ce que le destin a séparé dans la vie renaît maintenant, transfiguré, dans la mort ; le portail de la réunion est ouvert. Sur le cadavre de Tristan, Isolde mourante trouve l’accomplissement le plus radieux de leur brûlant désir, l’union éternelle dans des espaces infinis, sans limites, sans liens, inséparables ! » La fin de l’opéra est affirmative et positive, alors que celle écrite pour le concert de Paris est discrète et dubitative.
Après avoir dirigé la version de 1859 du Prélude à Saint-Pétersbourg le 3 mars 1863, il change d’avis le 10 mars et propose pour la première fois le couplage du Prélude tel que nous le connaissons dans l’opéra et la version sympho- nique de la scène finale. L’idée de transfiguration a repris le dessus. La conception « parisienne » du Prélude de concert n’aura reflété que momenta- nément, en 1860, l’idée que Wagner se faisait de la fin, donc de la signification, de Tristan.
DE LA MUSICOLOGIE À LA MISE EN SCÈNE
Suivre le cheminement de la pensée de Wagner, qui se traduit différemment dans deux versions musicales d’une même pièce, est passionnant en soi, et je militerais volontiers pour que les producteurs de disques et les organisateurs de concerts utilisent désormais le titre « Mort d’amour et transfiguration ». De plus, la prise en considération de la dénomination originale de Wagner pourrait être de quelque importance pour sa représentation scénique.
Wieland Wagner, qui avait sans doute consulté le Journal de Cosima, et qui en tout cas savait lire les didascalies de son grand-père – « elle se penche sur le corps de Tristan, comme transfi- gurée » –, avait fort bien compris que, scénique- ment, on ne peut représenter une transfiguration en demandant à l’actrice de s’allonger, mais au contraire, en la faisant s’élever, tout comme le font les cinq dernières mesures de l’opéra. C’est ainsi que, dans la superbe mise en scène de 1962 au festival de Bayreuth, Isolde, incarnée par Birgit Nilsson, meurt debout... Tout comme cela avait été le cas lors de la création mondiale à Munich le 10 juin 1865. Cette représentation de la fin de l’opéra avait cependant laissé place à une tradition où Isolde était généralement affalée sur le corps de Tristan. Jamais on n’aura montré aussi clairement, à l’âge moderne et scéniquement, que la mort d’Isolde est bien, non pas une rédemption, mais une transfiguration.
Alors, que faire du Prélude, rebaptisé par Wagner « Mort d’amour » ? Il est désormais clas- sique, dans les mises en scène contemporaines, que l’ouverture d’un opéra fasse l’objet d’une mise en scène. On peut penser par exemple à l’ouverture de l’opéra Le Vaisseau fantôme présen- tée au Festival d’opéra de Québec en 2019 et au Metropolitan Opera en 2020 dans la mise en scène de François Girard qui donne à voir l’évolution de Senta telle qu’il la mettra en scène à l’acte II.
Pour Tristan et Isolde, puisqu’il s’agit de la « mort d’amour » des deux amants, et non de la transfiguration de la seule Isolde, on pourrait imaginer que, avant le lever du rideau sur le bateau qui ramène Isolde en Cornouailles, le metteur en scène donne à voir la mort de Tristan et d’Isolde enlacés telle qu’elle sera évoquée avant qu’Isolde ne chante son air final.
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Tristan et Isolde, acte III, la mort d’Isolde (Birgit Nilsson)
Mise en scène de Wieland Wagner, Festival de Bayreuth, 1962
© Siegfried Lauterwasser (Bayreuth, Archives nationales de la Fondation Richard Wagner)