Articles

RENCONTRE : LAURENCE JOBIDON et PASCALE ST-ONGE- L’Hiver attend beaucoup de moi… et l’automne attend beaucoup d’elles !

RENCONTRE : LAURENCE JOBIDON et PASCALE ST-ONGE- L’Hiver attend beaucoup de moi… et l’automne attend beaucoup d’elles !

Récipiendaires du prix Trois femmes de Mécénat Musica, l’organiste et compositrice Laurence Jobidon et l’écrivaine et librettiste Pascale St-Onge écriront une page d’histoire le 5 novembre 2020 lorsque le rideau se lèvera sur leur opéra L’Hiver attend beaucoup de moi. La création mondiale d’une œuvre lyrique originale, composée et écrite par deux jeunes artistes du Québec, est une première pour l’Opéra de Montréal dont le virage vers la création lyrique se poursuit. Après Les Feluettes et Another Brick on the Wall, la compagnie montréalaise offre une tribune à deux femmes dont la première collaboration leur a permis de s’approprier la forme opératique et de donner naissance à ce qu’elles présentent comme une oeuvre est empreinte de mystère. Comme l’ont confié les deux créatrices lors d’une rencontre avec L’Opéra- Revue québécoise d’art lyrique, leur premier opus lyrique se veut un hommage, en mots et en musique, à la force, à la solidarité et à la résilience de ces femmes              

Daniel Turp (DT) : L’œuvre L’Hiver attend beaucoup de moi sera créé à l’Opéra de Montréal le 9 novembre prochain. S’agit-il de votre première collaboration et pourriez-vous nous parler de sa genèse?

Pascale St-Onge (PS) : Oui, il s’agit notre première collaboration. Laurence avait entendu parler de de l’organisme Musique 3 Femmes dont la mission est d’encourager la prochaine génération de créatrices opératiques par l’attribution du « Mécénat Musica Prix Trois femmes ». Elle souhaitait y présenter sa candidature et était à la recherche d’une librettiste. 

Pour ma part, je venais tout juste de graduer de l’École nationale de théâtre. Ayant aussi une formation de musicienne et de chanteuse et ayant su notamment par l’intermédiaire de mon école que Laurence se cherchait une partenaire, j’ai décidé de me lancer et lui proposer mes services. Je voulais d’ailleurs revenir à la musique depuis longtemps. Devenir librettiste m’a alors paru comme une bonne manière de conjuguer plusieurs de mes passions. Il faut dire que j’ai grandi dans une famille de musiciens et de musiciennes. J’ai beaucoup chanté et j’ai même longtemps pensé que je ferais carrière d’interprète. Finalement, je me suis rendu compte que je préférais écrire. En fait, c’était mieux pour moi puisque ça me permet de travailler sur toutes mes idées. Toutefois je comprends bien les codes en musique et je transmets ma passion et mon amour par ce médium.

J’ai donc décidé de prendre part au concours avec Laurence. Je n’avais pas guère d’attentes.  Nous nous sommes rencontrées une première fois et avons partagé quelques idées. Nous nous sommes immédiatement bien entendues et avons démarré notre travail. Notre approche s’est avérée fort intuitive au départ puisqu’il s’agit, pour l’une et l’autre, d’un premier opéra.

Laurence Jobidon (LJ) : Pascale décrit tellement bien notre rencontre! Au début, notre collaboration visait à trouver et mettre en place un vocabulaire commun. Je devais par ailleurs trouver un moyen de traduire les idées musicales de manière à ce que Pascale puisse aussi les comprendre. En saisissant bien ma transposition musicale des idées thématiques, cela a facilité notre communication dans le processus compositionnel. Au début de ce processus, notre collaboration a été très étroite de façon à nous assurer que nous étions sur la même longueur d’ondes et que l’œuvre en voie de création auraint une cohérence. Il faut savoir que cette œuvre me tenait beaucoup à cœur. Je pense que c’est également le cas pour Pascale. Nous ne voulions pas non plus rater notre chance de véritablement nous exprimer avec cette œuvre. 

DT : Est-ce que l’on doit donc comprendre que le texte du livret de L’hiver attend beaucoup de moi a un contenu original et n’est pas inspiré d’un texte préexistant  ?

PS : Oui. Et il était en effet important pour nous de partir de zéro. Même si elle n’osera pas le dire, je tiens à souligner que Laurence a une intelligence du texte. Cela m’a permis d’avancer et d’aller bien plus loin que j’aurais pu m’imaginer dans la rédaction du livret. Mais. Je pense aussi que c’est ça le bonheur de faire de la création en ce moment. On se réapproprie complètement la forme opératique. On peut ainsi satisfaire notre besoin de créer, mais choisir de raconter en 2020 ce qui est important pour nous. Cela nous a semblé si naturel en fait de créer un œuvre plutôt que d’adapter une œuvre existante. On sait nous aussi raconter de bonnes histoires et on a la possibilité de le faire. 

DT : Pourriez-vous nous parler du travail sur votre projet d’opéra lors de l’atelier qui s’est déroulé à l’Université McGill ?

LJ : C’est dans le cadre d’un atelier organisé dans le cadre de l’évènement « Le monde changeant de l'opéra : sommet sur l'éducation et la formation des artistes » d’Opera.ca en septembre 2018 à l’École de musique Schulich de l’Université McGill que nous avons présenté les premiers extraits de L’hiver attend beaucoup de moi. C’était vraiment intéressant de se retrouver au même endroit que l’ensemble Musique 3 femmes. Nous avons pu travailler avec Jacqueline Woodley et trois élèves d’Opéra McGill, Elisabeth Boudreault, Kristin Hoff, Lindsay Connoll, ainsi qu’avec la pianiste Jennifer Szeto. Nous avons donc pu entendre ces différentes chanteuses se plonger dans nos partitions. Il était intéressant de voir ce qu’elles comprenaient du texte et de la musique, comment elles clarifiaient nos intentions. Elles permettaient d’assurer aussi qu’on avait un matériel qui était vocalement confortable et inconfortable aux moments voulus. Ce fut une expérience extrêmement riche, mais, pour ma part, aussi extrêmement stressante. Nous avions eu précédemment une bulle de création de quelques mois où nous avions pu avancer notre projet. Cet évènement nous obligeait à assumer l’œuvre devant un public et d’apprécier la réception par les interprètes aussi.

DT : Est-ce que toutes les parties de l'œuvre avaient été complétées, tant la musique que le livret, au moment de l’atelier à McGill ? Ou faisions-nous affaire à un travail en cours (work in progress) dont l'atelier représentait juste une étape?

PS : Oui, il s’agissait bele et bien d’un travail en cours « work in progress ».  Pour les fins du Prix, l’œuvre devait être d’une durée de neuf (9) minutes. Mais, lors de la présentation à McGill, nous avon présenté un extrait d’une longueur de 15 minutes. Nous avons pris part à un autre atelier, un peu plus tard dans l'année, au Tapestry Opera de Toronto. Nous avions déjà du nouveau matériel et l’œuvre a avait allongé de ?? minutes supplmentaires. Ensuite, lorsque l’Opéra de Montréal nous a approché aux fins de l’inclusion de l’œuvre dans son programme, sa direction nous a demandé d’en présenter une version d’environ 40 minutes.

 

Matilde Legault (ML) : Quel est le synopsis de L’hiver attend beaucoup de moi ?

PS : Au moment où l’on se parle, l’oeuvre est empreinte de mystère, puisque cela fonctionne bien avec l’approche que nous avons choisie pour l’œuvre. Nous ne voulons pas trop en dire puisque les personnages se révèlent de plus en plus. C’est la décision que nous avons prise. 

On peut tout de même révéler que l’action se déroule sur une route isolée du Nord du Québec. Nous y retrouvons deux femmes, Madeleine et Léa. La première offre à la seconde un pouce puisque cette dernière tente de se rendre à une maison pour femmes en situation de violence conjugale. Celle-ci est dénommée « la maison brûlante » dans le livret. Enceinte, Léa est en situation de crise et désire être à l’abri. Elle rencontre Madeleine qui lui offre son aide. Cette partie est expliquée comme mise en contexte dans le livret….

DT : Par simple curiosité, sommes-nous en Abitibi ou même au Nunavik ?

PS : Le lieu n’est pas nommé. Dans mon imaginaire, il y a bien sûr quelque chose de l'Abitibi, de la Côte-Nord ou de ces territoires plus éloignés du Québec. Je ne souhaite pas nommer ces endroits-là ou ces choses-là puisque cela rend le tout presque mythologique. Il y a une sorte de réalisme magique qui s’ajoute. L'œuvre est tout de même ancrée dans des réalités de chez nous. Je me suis inspirée de reportages qui présentaient des femmes désirant quitter des relations toxiques et violentes, mais qui sont isolées et qui ne possèdent rien. Nous pouvons penser aux femmes de mineurs et aux hommes qui travaillent pour les industries minières, aux familles qui ne possèdent rien, la compagnie possédant leurs maisons, leurs voitures, leurs biens. Nous pouvons ainsi imaginer que lorsque la femme part avec les enfants et que l'aide la plus proche se retrouve à cinq ou six heures de route, cela exige une grande capacité d’organisation. Il faut dire que même à Montréal, s’affranchir d’une telle situation est très difficile et exige un grand courage. La difficulté est sans doute nettement plus grand lorsque l’on se retrouve dans le Nord. J’avais donc envie d’écrire un livret qui serait un bel hommage à la force, à la solidarité et à la résilience de ces femmes. Il s’agit là en vérité des trois thèmes principaux de l’oeuvre. Ce ne sont pas du tout des femmes qui s’apitoient sur leur sort. L’enjeu n’est pas véritablement de savoir ce qui est arrivé. Nous ne saurons très peu de choses ce qui s’est passé. Notre récit est axé en définitive sur la prochaine étape. 

ML : Pour une compositrice, quel est le défi de créer une musique sur un sujet si actuel?

LJ : J’avais clairement, comme Pascale, l’objectif de donner une perspective féministe à l’oeuvre. Il est certain que lorsque nous avons deux personnages féminins sur scène, la tradition voudrait que l’on présente une situation de conflit en lien avec un homme qui n’est souvent même pas présent. Nous voulions vraiment éviter ce leitmotiv qui est tellement usité dans l’univers de l’opéra. Nous souhaitions révéler des personnages féminins complexes, avec bien sûr, leur bagage, leurs traumatismes mais également tous les autres états qui sont les leurs, qu’il s’agisse de la colère, la douceur, la capacité de se lier à l’autre et de se relever. La langue de Pascale est extrêmement poétique et permet une pluralité de lectures et d’interprétations. Nous ne nous sommes pas enfermées dans la vie d’une personne à un moment précis. Il me convenait davantage de raisonner à l’extérieur d’une histoire très précise, d’autant qu’il s’agit là de ce que tentons de faire en composant de la musique. C’était très motivant. Étant un sujet d’actualité et donc extrêmement sensible, il y avait donc une forme de pression supplémentaire pour conférer au récit une touche d’authenticité ou, à tout le moins, assurer qu’il soit, sous l’angle humain, crédible. 

DT : Est-ce que vous aviez un objectif, ou cela s’imposait-il, de composer un opéra dans lequel les femmes, ou même tous les gens, se reconnaîtraient ? Était-ce le but d’obtenir ce genre de réception? 

LJ : Pour moi, l’important se retrouvait dans la relation avec le type de personnage qu’on mettait en scène. Il est certain que la difficulté de l’opéra est le fait qu’il y a peu de texte, contrairement à une œuvre théâtrale où l’auteur ou l’autrice a le temps de mettre en mots toutes les expériences, les émotions, la vie et les actions humaines et j’en passe. À l’opéra, il est difficile de créer des personnages qui sont pluridimensionnels avec les restrictions quant à la longueur des textes qui doivent être chantés. Il était d’ailleurs important pour nous que le public aille au-delà des personnages. Il fallait donc que ces personnages ne soient pas stéréotypés avec une couleur X au début et une couleur Y à la fin et que l’on puisse prendre acte de leur évolution. La lecture des textes de Pascale m’a amené à prendre moi-même acte de cette évolution. L’idée que je m’étais faite des personnages à la scène 1 n’était plus la même à la scène 3. Ainsi, j’aimais plus ou moins un personnage au début du récit, puis plus tard je l’adorais. Pascale a donc vraiment réussi à relever le défi de créer des personnages qui sont devenus pour moi, en dépit du mystère et les zones d’ombres les entourant, attachants. Je les ai reconnus dans toute leur profondeur. 

PS : C’est drôle parce que Laurence me chicanait au départ de lui faire parvenir trop de texte. C’est mon expérience en théâtre qui faisait cela. Cela nous a toutefois permis de donner des racines à nos personnages Léa et Madeleine, dont Laurence et moi avions besoin pour nous permettre de créer cette œuvre-là.  Comme Laurence l’a mentionné, il y a tout de même des trous qui ont été laissé à travers l’histoire des personnages afin de permettre au public de ne pas trop cadrer les personnages, de s’y identifier, de s’attacher davantage et d’y imaginer leur propre histoire. Nous nous sommes - progressivement et mutuellement – donné plus d’informations sur nos personnages afin de bien compléter et peaufiner l’histoire. Ni le public, ni les chanteuses n’y auront accès. Cela étant dit, j’ai vécu des moments très émouvants en salle de répétition avec Vanessa Croome et Florence Bourget qui seront les interprètes de l’œuvre lors de sa création. Elles comblaient les informations manquantes avec leurs histoires personnelles afin de s’identifier et s’approprier davantage leur personnage. Cela était tellement beau et fut très très émouvant. J’en suis même venue à la conclusion que si elles étaient capables de faire cela, le public pourrait aussi être en mesure de le faire. À ce moment-là, nous pensions pouvoir dire que la mission était accomplie. 

ML : Comment réussit-on justement en aussi peu de mots à raconter une histoire et décrire une situation? Avez-vous plus fait usage de plus musique, notamment pour combler les trous dont vous nous avez parlé plus tôt?

LJ : Il est certain que le propre de l’opéra, c’est la capacité de s’exprimer à travers une source grande de langage. Oui, il y a la musique et le texte, mais il y a aussi la mise en scène, les éclairages et les costumes. Tous ces éléments sont des façons de faire vivre l’histoire et le texte. L’idée de base est de trouver le moyen de ne pas dire, ne pas répéter les choses et ne pas créer de redondances dans les différentes sphères et les divers langages utilisés. Il faut faire confiance à la metteure en scène qui devrait avoir la sensibilité de rendre visible ce qui est sous-entendu dans le texte ou dans la musique. Il n’est pas dit qu’une économie de moyens empêche de faire appel à tous les sens. Pour la librettiste, je crois que la distance poétique et l’emploi de métaphore permettent aussi une économie. Toutefois, cela exige énormément d’heures de réflexion. C’est ce qui permet cependant de rendre une œuvre vivante. Ainsi, avec des interprètes, si l’œuvre est chantée une première fois, une deuxième fois et ainsi de suite, cela ne sera jamais fait de la même façon. C’est de cette façon que l’on a pu constater la pluralité de lectures que pouvait offrir L’hiver attend beaucoup de moi.

PS : Je vois l’opéra comme le résultat de la beauté des arts vivants. C’est pourquoi j’aime ce domaine dans lequel je suis. Il y a bien sûr la pluralité des langages mais aussi ce moment où on doit faire confiance aux autres créateurs et à leur capacité de mettre leur touche qui rend le tout si beau. Le livret est incomplet sans la musique, puis lorsqu’ils sont assemblés, il y a l’appel de la scène. Rien n’est complet tant que toute l’équipe n’est pas ensemble pour se poser des questions face à l’œuvre. C’est à ce moment que tout prend son sens.

DT : Au départ, vos autres collaboratrices ne sont pas là. Lorsqu’on commence à préparer le livret et lorsqu’on commence à travailler la partition, vous êtes tout de même assez seul-e-s. Visiblement le principe d’art total semble avoir eu une influence sur votre composition.  Donc, quand il y a eu les ateliers, et lorsque d’autres personnes sont intervenues, est-ce que votre opéra a changé ? Avez-vous été influencées par les personnes qui ont été associées au processus de création ? 

LJ : La question d’espace est très importante ici, pour moi. Il faut laisser un espace dans l’œuvre. Ce n’est aps tout de changer la musique selon la mise en scène. C’est plutôt de créer assez d’espace dans la musique ou dans le livret pour voir ce que la metteure en scène va en faire. Moi, je n’ai pas le bagage pour savoir ce qu’elle va faire, mais elle, elle le comprend. Prenons par exemple les cadences : nous avons souvent vu cette utilisation en musique. Cela permet justement à l’interprète de mettre sa propre touche à l’œuvre. Je pense que c’est ce que j’ai essayé de faire pour la metteure en scène.  

PS : Il y a bien sûr une contrainte technique aussi dans le livret qui nous oblige à laisser cet espace, notamment en raison du besoin d’économie des mots. Même au théâtre, nous ne pouvons pas tout donner. Il faut laisser une place au public pour que celui-ci se crée sa propre histoire. Mais, il faut aussi faire de même pour les autres créateurs, pour leur permettre une certaine liberté dans l’œuvre. J’ai toujours cru à cela; à la mise en place volontaire de zones d’ombres dans l’histoire. Au Québec, malheureusement, les œuvres contemporaines ne donnent pas lieu souvent lieu à des reprises. Si on a la chance de présenter à nouveau l’une de nos œuvres, c’est une vraie chance. Donc, pour offrir davantage la possibilité à une pièce d’être rejouée, celle-ci doit pouvoir être perçue différemment. On a quand même ce bonheur de pouvoir revisiter des œuvres des décennies plus tard. 

ML : En tant que femmes, avez-vous l’impression que votre travail est perçu différemment ou que vous devez vous-mêmes vous adapter ? Est-ce pour les bonnes ou les mauvaises raisons, selon vous, et est-ce que cela joue sur votre manière de composer ? 

LJ : Pour moi, il n’y a pas une réponse très définie. Je pense qu’il y a quand même beaucoup de chemin qui a été parcouru par les femmes. Depuis les dernières années, nous avons quand même de beaux modèles de compositrices qui ont de très grands succès, notamment ici au Québec. C’est sûr que cela nous inspire et nous aide à plonger dans ce monde lyrique. Il est sûr, par contre, que tout le monde n’a pas cette même expérience. En composition, nous avons la chance d’avoir des concours qui sont anonymes, ce qui a certainement permis de réduire l’écart dans la représentativité des genres. Cependant, on voit beaucoup plus les compositrices se diriger vers la musique de chambre ou toutes formations beaucoup plus intimes, alors que les compositeurs ont peut-être encore un accès privilégié aux orchestres et aux plus grands ensembles. Cela dit, il y a tout de même de plus en plus d’occasions qui se présentent pour les femmes. Justement, le projet de Musique 3 femmes a eu, à mon avis, énormément d’impact. Avant j’étais une personne assez dans ma bulle de création et il est sûr que je n’avais pas beaucoup de liens avec d’autres compositrices. Je ne m’étais pas non plus posée la question à savoir si nous étions plusieurs femmes dans le domaine ou non. J’avoue que ma réflexion n’était pas allée aussi loin. Toutefois, lorsque je suis arrivée dans ce projet, j’ai eu une belle découverte en voyant autant d’artistes femmes. Une occasion unique nous a été donnnée de nous rencontrer et d’échanger. Cette rencontre m’a permis de constater que cela ne m’était jamais arrivé. Comme dans un processus d’habilitations (empowerment). Je pense aussi, d’une certaine façon, que de ne présenter une œuvre comme la nôtre  qu’à des femmes a permis une ouverture, un dialogue, une compréhension mais aussi une résonnance supplémentaire selon le vécu de toutes ces femmes. On se retrouvait dans un espace de sécurité qui nous a permis de nous exprimer librement et de sublimer le tout. 

PS : Depuis que j’écris, j’ai toujours eu un peu ce sentiment de l’imposteure. Par exemple, lorsque j’ai appris que Laurence se cherchait une librettiste, j’ai beaucoup hésité parce que je me disais qu’il était impossible que moi, à 32 ans, fraîchement sortie de l’École nationale de théâtre, j’aie le bagage nécessaire pour travailler sur une œuvre lyrique. Je n’y avais pas droit, je devais attendre d’avoir été approuvée par mon milieu, si on veut. Je devais avoir trouvé ma place exacte avant de pouvoir même oser penser à ce genre de projet. Je réalise alors que j’ai des collègues masculins qui ne se seraient même pas posé la question et qui se seraient lancés dans le projet. 

Il y a toutefois de plus en plus une prise de conscience, notamment dans le milieu du théâtre. Il y a eu dans les dernières années la création de regroupements pour contribuer à un tel éveil, entres autres le Mouvement des Femmes pour l’Équité en théâtre dont je fais partie. Ses membres cognent aux portes des compagnies pour demander une évaluation de leurs statistiques. D’autres regroupements se sont posé la question un peu partout au Québec et au Canada. Et la disparité entre les deux genres, à tous les niveaux s’est révélé « pire que pire »!  Le théâtre avait encore les pires données du milieu culturel. Du côté individuel, les femmes ne reconnaissent pas suffisamment les inéquités dont elles sont victimes et il faut déconstruire cela. C’est justement ce qu’a fait Musique Trois femmes.   

Sur une note plus personnelle, je vois souvent de commentaires à mon propos qui disent que mon travail est une écriture féminine. Ce qui est accablant, c’est que c’est toujours dit comme si c’était quelque chose de mauvais. Toutefois, est-ce que c’est une écriture féminine que d’écrire sur les violences conjugales? Peut-être? Je pense pourtant que c’est nécessaire en fait. Mais parler d’écriture féminine, pour moi, c’est vide de sens outre de mettre des idées pré-établies de ce que quelqu’un va faire dans son travail. En revanche, est-ce que toutes les histoires qui méritent d’être racontées le sont sur nos scènes en ce moment? Je ne crois pas. Et c’est là que certaines questions méritent d’être posées au sein des institutions culturelles. J’ai donc beaucoup apprécié qu’une compagnie comme l’Opéra de Montréal - et son Atelier lyrique en particulier - nous disent qu’ils avaient envie d’entendre cette histoire-là. 

DT : Avez-vous été surprises que Patrick Corrigan et Michel Beaulac, d l'Opéra de Montréal vous approchent et soient intéressés par votre œuvre ?   

PS : Personnellement, j’ai été très surprise, mais cela n’aurait pas dû être le cas. Dans un monde idéal, nous ne devrions pas vivre un sentiment de surprise en fait. 

LJ : J’étais moi aussi très surprise. Mais il y avait aussi plusieurs autres circonstances qui rendaient compte de cela aussi. Tout d’abord, c’était notre premier opéra à toutes les deux et bien sûr, personne ne s’attend dans la vie à ce que son premier opéra soit commandé par l’Opéra de Montréal. Sinon, nous serions toujours déçues. Donc, il y avait quand même d’autres éléments qui expliquaient cette surprise. Je dois aussi ajouter que l’une des personnes qui a dû jouer un rôle-clef dans l’invitation qui nous a été faite a sans doute été Chantal Lambert, la directrice de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal, qui avait pu entendre les extraits de L’hiver attend beaucoup de moi lors de l’atelier à l’Université McGill. 

ML : Votre opéra sera mis en scène par Solène Paré. Était-il important pour vous que cette fonction soit confiée à une femme ?

PS : Il ne s’agissant pas d’une exigence de notre part. En fait, Solène Paré est une très bonne amie à moi. Nous avons étudié et travaillé ensemble à l’École de nationale de théâtre et à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal. C’est une femme brillante dont j’admire beaucoup le travail. Elle connait très bien mon travail aussi. Par ailleurs, comme disait Laurence, la participation d’une femme à la mise en scène a contribué à un espace sécuritaire. Il faut dire que les conversations en salle de répétition n’ont pas toujours été faciles. Nous avons touché à des zones sensibles. La dernière vague de dénonciations a mis sur la table des statistiques troublantes qui ont touché de près ou de loin des situations toxiques et non désirées. Ce n’est pas nécessairement ce qui est raconté dans l’opéra, mais cela reflète bien le contexte dans lequel nous avons travaillé pendant des heures. Il était donc impératif de créer un espace sécuritaire. Je pense que Solène avait la sensibilité et la délicatesse nécessaire à ce travail, ainsi que l’intelligence nécessaire pour dépasser ces cadres émotifs. Elle a aussi su se détacher de ces éléments pour garder une vue d’ensemble sur l’histoire que nous voulions raconter et s’assurer que tous les éléments fonctionnaient ensemble. D’ailleurs pour Solène, il s’agissait de sa première expérience lyrique. Je crois que cela a peut-être permis à Solène d’explorer des sphères artistiques que d’autres n’auraient pu imaginer, notamment par son regard théâtral, mais aussi dans sa manière de diriger les chanteuses actrices. Elle a pu amener sa touche à elle. Nous avons donc pu sortir de carcans connus de l’opéra. 

LJ : Tout le monde s’était entendu pour que nous options pour une metteure en scène. C’était naturel pour ce projet. D’ailleurs, ce que j’ai aimé, c’est qu’à chaque fois qu’une nouvelle personne arrivait dans le cadre du travail, elle s’investissait vraiment. Ça devenait un projet personnel pour toutes et chacunes d’entre nous. Florence Bourget et Vanessa Croome ont aussi beaucoup pris à cœur cette œuvre. Il en va de même pour Jennifer Szeto. Bref, toutes les femmes avec qui nous avons travaillé tenaient à mener cette œuvre à terme et prenaient le tout à cœur. C’était un merveilleux sentiment pour nous. Il était donc évident que lorsqu’est venu le temps de choisir un artiste pour la mise en scène, nous voulions travailler avec une femme… ce avec quoi l’Opéra de Montréal fut d’accord 

DT : Quel était l’objectif de l’Opéra de Montréal lorsqu’ils ont pris contact avec vous pour commander votre œuvre ? Est-ce qu’ils vous dont donné carte blanche où aviez-vous des balises à respecter? 

LJ : D’abord, nous savions que l’œuvre serait jouée avec La voix humaine de Francis Poulenc. Je n’ai bien sûr pas changé la musique que j’écrivais pour rester dans les mêmes formes de compositions que Poulenc. Je dois toutefois dire qu’il y avait déjà dans la partition de L’hiver attend beaucoup de moi une influence de la musique française qui était assez évidente. La direction de l’Opéra de Montréal voyait déjà la complémentarité des œuvres. Deux seules véritables balises nous ont été imposées, la première voulant que l’œuvre doive être composée avec piano seul, puisque c’est une version de La voix humaine avec piano seul qui allait également être présentée. La seconde était relative à la durée, qui était, comme il a été dit, de 40 minutes. Nous avons tout de même légèrement contrevenu à cette consigne car elle aura une durée de… 45 minutes !

DT : Quels sont vos compositeurs, compositrices, écrivains ou écrivaines de prédilection ? Vous ont-ils ou vous ont-elles influencé ou inspiré dans l’élaboration de votre opéra ou plus généralement dans votre travail d’artiste ? 

PS : Mes inspirations sont assez larges. Je travaille beaucoup avec l’art visuel en fait. Généralement, je ne commence pas à écrire sans une visite au Musée d’art contemporain de Montréal. C’est un peu mon dans mon processus. Sinon, il est certain qu’il y a des artistes qui m’accompagnent toujours. Du côté des poètes québécoises, il y a Carole David, Marie Uguay et Hélène Dorion de grandes figures de la poésie d’ici dont les livres ne sont jamais bien loin de moi. Il y a aussi Anaïs Nin, dont je suis toujours en train de lire le journal. Au théâtre, j’adore Martin Crimp qui s’est lui-même tourné vers l’opéra avec Written on Skin.  Cela justement été une grande motivation. Cela m’a d’ailleurs permis de faire des comparaisons et m’a encouragé à faire le saut d’un médium à l’autre. Au niveau musical, écouter les expérimentations de la voix avec un musicien électronique, Nico Mulhy, m’a aussi beaucoup aidé et accompagné dans la rédaction du livret.

LJ : Tout comme Pascale, j’ai des influences assez diverses. Il est certain que j’ai une grande familiarité avec la musique française, mais ça dépend des moments en fait. Donc j’aime beaucoup les impressionnistes français que sont Ravel et Debussy, ainsi que la musique russe avec Chostakovitch, Rimski-Korsakov et Prokofiev. Également, j’aime bien les œuvres contemporaines puisqu’elles sont sublimes mais aussi parlantes. La musique de Paulina Rivero, même si cela n’a rien à voir avec qu’elle écrit, est magnifique. Toutefois, il est certain que lorsque j’aborde un projet de création, je suis du genre à me couper de la musique, puisque je ne veux pas retraduire ou répéter ce que quelqu’un d’autre a fait ou a dit. Je ne veux pas être imprégnée d’autres langages. Il y a une part de découverte dans la musique contemporaine même si elle est mélodique. Il faut sortir des sentiers battus tant dans la forme de l’art que de ses propres modèles de création. 

DT : Comment avez-vous vécu le fait que la création de votre opéra soit reportée à quelques jours seulement d’avis en raison des mesures sanitaires adoptées en raison de la pandémie de la maladie de la COVID-19?  Le soir où la première devait avoir lieu, comment vous êtes-vous senties ? Comment avez-vous vécu  généralement cette pandémie à ce jour ?

PS : Cela a été assez particulier puisque la journée où il a été annoncé que les salles de concerts fermaient, nous mettions pied dans la salle pour la première fois. Nous venions de découvrir les décors pour la toute première fois aussi. Nous l’avons toutes vécu de manières différentes, je crois. Et nous avons eu beaucoup de chance, puisque l’équipe de l’Opéra de Montréal nous a rapidement rassuré en nous affirmant que tous voulaient vraiment que ce concert ait lieu. Tout de suite, nous savions qu’il s’agissait d’un report et non d’une annulation. L’équipe de l’OdeM a travaillé très fort. 

Personnellement, le report a été très difficile justement parce que je connaissais tous les efforts qui avaient été mis à la réalisation de ce projet. Nous en avons beaucoup parlé et nous nous étions énormément investies dans ce projet.  Nous étions incroyablement privilégiées de voir tous les efforts que les gens mettaient dans ce projet. Soudainement, on s’est fait couper l’herbe sous le pied. Ce fut décevant et a mis à l’épreuve notre propre résilience. Pour ma part, j’ai eu beaucoup de difficultés à écrire et à créer du nouveau contenu depuis le début du confinement. En tant qu’artiste, on pose un regard sur le monde qui nous entoure. Mais, en ce moment, je ne comprends ce monde parce qu’il bouge trop. Il faut faire prendre bien soins des artistes, ces être si sensibles. Bien sûr, je fais aussi des blagues à mon entourage en leur disant de se laver les mains très souvent puisque je veux que L’hiver atttend beaucoup de moi soit créé.

LJ : Je pense que ça dépend d’où les gens se situaient dans leur processus créatif. Pour notre part, nous étions à 10 jours des représentations d’une œuvre sur laquelle nous avions travaillé depuis les deux dernières années et qui était assez substantielle. La composition de l’opéra a constitué une grande part de mon travail dans les mois qui ont précédé le confinement. Il est donc certain que de voir le tout être arrêté et d’avoir des œuvres prêtes à présenter mais sans plus, n’a inspiré aucun mouvement créatif. Par ailleurs, avec tout ce matériel qui reposait de côté, il était difficile d’avoir envie d’en ajouter une couche supplémentaire. 

S’agissant du soir où devait avoir lieu la première, j’ai croisé notre pianiste Jennifer Szeto lors d’une promenade sur le bord du Canal Lachine. Nous avons bien sûr eu un moment de surprise, puis un moment de réflexion sur le sentiment qui nous habitait. Nous avons aussi eu un pincement au cœur. En même temps, sachant que la direction de l’Opéra de Montréal tenait vraiment à ce que cette production ait lieu, nous avons pu vivre un moment positif. Au-delà de ce report, je crois que la pandémie a créé une forme de temps commun. Alors qu’auparavant tout le monde avait sa façon d’être et d’agir de manière individuelle, nous avons vécu un énorme partage depuis le 13 mars 2020. J’espère que le fait que nous nous soyons retrouvés dans cette situation commune permettra éventuellement de faciliter la réception des arts vivants et des œuvres d’art, puisqu’elle suppose un véritable partage. Je crois que le public sera davantage réceptif et sensible à sa consommation culturelle et prendra le temps de l’apprécier. 

DT : Votre opéra ne sera pas plus présenté devant public, ce qui devrait être le cas, à l’Espace-Go d’abord et au Théâtre Maisonneuve ensuite. Il sera diffusé en ligne à compter du 5 novembre sur le site de l’Opéra de Montréal. Quel est votre sentiment à cet égard ?

LJ et PS : Honnêtement, nous sommes contentes que les gens pourront assister à la création de notre opéra et que cela sera pourra être fait dans un contexte sécuritaire. Pour nous, ce sera un grand bonheur de voir ainsi naître notre premier opus… lyrique !


Partager: