Des gestionnaires en réflexion- Jean-François Lapointe, directeur artistique désigné de l'Opéra de Québec et du Festival d'opéra de Québec
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Le baryton Jean-François Lapointe a évolué sur toutes les grandes scènes lyriques d’Europe, de l’Opéra national de Paris au Teatro alla Scala de Milan, en passant par le Royal Opera House Covent Garden de Londres et le Gran Teatre del Liceu de Barcelone (voir L’Opéra, no 9, automne 2016, p. 13). Il s’est distingué dans le répertoire français, et particulièrement dans les rôles de Pelléas et Hamlet. Il est aussi un interprète de Verdi, Rossini et Tchaïkovski, sans parler de son intérêt pour l’opérette, qu’il a développé à la Société d’art lyrique du Royaume, dont il a assumé la direction de 1988 à 1992. Il a été nommé directeur artistique de l’Opéra de Québec le 17 octobre 2019 et son entrée en fonction est prévue pour le 1er septembre 2020,
Pour l’Opéra de Québec et son directeur artistique désigné, quelle est la principale leçon qui pourra être tirée de cette pandémie ?
Nous connaissons depuis toujours la fragilité des organismes culturels, et plus spécifiquement ceux d’expression musicale classique. La pandémie nous le rappelle davantage, avec brutalité même. Si notre secteur d’activité spécifique a été le premier arrêté, il sera le dernier à retrouver ses droits et sa liberté d’agir. Produire un grand opéra avec faste demande des trésors d’imaginations, des moyens et des ressources immenses. Il faudra déployer une énergie colossale pour renaître enfin, redémarrer la production et retrouver notre public. J’aime croire que nous saurons dépasser les conséquences de la pandémie. Cette crise mondiale forcera les organismes partenaires et même rivaux à resserrer les liens d’amitié, à développer des collaborations durables dans le temps, pour le mieux-être de l’expression artistique, le développement et le rayonnement de l’art musical et lyrique.
Quel impact la pandémie a-t-elle eu à ce jour et aura-t-elle sur la préparation de la programmation artistique future de l’Opéra de Québec et de son Festival ?
Dans un premier temps, la pandémie force à annuler les projets immédiats. Ensuite, nos scénarios se font et se défont au gré des recommandations de la santé publique. Je crois aujourd’hui que nos premiers projets, lors de la reprise de nos activités, devront être plus simples, plus modestes. Il faudra tester le marché, si je peux dire. Pour l’heure, il est très difficile de faire une programmation en ignorant même la date exacte de reprise de nos activités, et ce qu’il sera possible de faire, les contraintes qui nous seront imposées, la réponse du public, le financement dont nous disposerons, etc. Il faudra sans doute agir avec un mélange d’audace et de prudence, savoir encore plus innover dans la contrainte extrême, faire encore plus de place aux créateurs d’ici, définir des objectifs clairs et réalistes. Ceci étant dit, j’avais déjà avancé la programmation des trois prochaines saisons. Je ne peux pas tout changer sans conséquence. Un immense travail d’équilibriste nous attend.
Serez-vous en mesure d’annoncer bientôt la programmation de la saison 2020-2021 et celle de l’édition 2021 du Festival ?
Cela dépend de la santé publique. Je ne sais toujours pas s’il sera possible de faire notre production d’octobre prochain. Si tout à coup, par miracle, on nous annonce qu’on peut produire, qu’elles seront les conditions ? Et surtout, comme il s’agit d’une nouvelle production, comment pourrions-nous faire pour construire en accéléré le décor et fabriquer les costumes ? C’est bien entendu impossible. Tout l’enjeu est là. Et c’est d’autant plus crève-cœur que je voulais, pour ma rentrée en tant que nouveau directeur à l’Opéra de Québec, faire une nouvelle production avec des artistes et artisans de Québec. La vie en a décidé autrement. Avant d’avancer une programmation quelconque, il faudra connaître le plus précisément possible les contraintes et les possibilités. La saison sera très certainement chamboulée. Je garde toutefois espoir de pouvoir faire le Festival de l’été 2021 normalement.
Pourriez-vous nous partager votre vision d’avenir pour l’opéra de Québec et son festival ?
Sans entrer trop précisément dans les détails – mes rêves étant nombreux–, je peux vous dire que je ferai la plus grande place possible aux artistes et artisans d’ici. Si je désire favoriser encore plus la collaboration avec d’autres organismes ou institutions québécoises, je souhaite également développer des échanges avec des théâtres européens. Il faut augmenter notre présence dans le milieu et offrir davantage de produits, multiplier les occasions de visibilité. L’Opéra de Québec doit devenir un sujet dont on parle facilement. Le Festival nous donne d’énormes possibilités de développement. Je chercherai à diversifier l’offre et à la spécialiser. Si la saison doit garder les standards classiques, c’est le Festival qui peut offrir le plus d’innovation, de création et de recherche. Je compte bien développer au maximum ces forces. Tout cela demande toutefois une augmentation des budgets. L’argent est partout le nerf de la guerre. C’est tout aussi vrai dans le monde artistique que dans celui des affaires. C’est notre responsabilité de continuer et de développer cette merveilleuse compagnie. Les défis sont immenses et je ne fuirai pas mes responsabilités. Souhaitons seulement que la crise mondiale que nous vivons ne nous ralentisse pas trop longtemps.
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Grand Théâtre de Québec
À moyen et long termes, quel avenir est réservé à la forme d’expression culturelle et musicale qu’est l’opéra ?
Je suis dans le domaine lyrique depuis presque 40 ans. Au cours de ma carrière de chanteur, j’ai vu ce métier se transformer radicalement. J’ai vu beaucoup de maisons d’opéra fermer leurs portes. À une certaine époque, j’ai cru que j’en verrais la fin. Aujourd’hui, je suis convaincu que la survie de cet art passe par la recherche d’excellence et l’innovation. Je crois aussi en la spécialisation. On ne peut pas exceller en tout. Il faut être un bon généraliste, mais il faut avoir aussi une spécialité, des forces uniques, quelque chose qui nous appartient en propre. C’est vrai pour les chanteurs, les artistes, et c’est aussi vrai pour les maisons d’opéra. Il faut toutefois rester accessible et proche du public. C’est un équilibre à garder. L’avenir appartiendra à ceux qui savent défendre cet art riche d’histoire avec intégrité et honneur, en plus d’être disponible, accueillant et digne du public qui vient nous écouter.