QUAND L’ART LYRIQUE SE MÊLE À LA POLITIQUE : LE CAS VERDI
Depuis la période du processus d’unification italienne, le Risorgimento (1848-1870), le compositeur italien Giuseppe Verdi (1813-1901) occupe une place prépondérante dans la représentation musicale de la civilisation italienne. Il est devenu une figure emblématique de l’art et du patriotisme italiens, en raison de la renommée de ses œuvres, ainsi que par l’interprétation des intrigues comme des déclarations politiques incitant à la consolidation d’une nation. Continuant après sa mort de jouer un rôle déterminant dans l’imaginaire collectif italien, Verdi – par sa figure aussi bien que son œuvre – fait l’objet d’une importante récupération idéologique en Italie entre 1922 et 1943, période du ventennio, alors que la péninsule est sous la gouverne totalitaire du régime fasciste.
LE DUCE ET LA CULTURE
À son arrivée au pouvoir en 1922, Mussolini est très conscient de l’utilité de la culture pour promouvoir les idées du régime. Il se montre donc sensible envers les arts et résolu à leur offrir un soutien considérable. Sous le régime fasciste, la culture est présentée comme l’expression d’un héritage commun appartenant à l’ensemble du peuple, élément que le parti utilise pour créer un consensus au sein de la population. Pour cela, le Duce emploie une stratégie populiste visant à aller vers le peuple, en facilitant l’accès public à l’art, notamment au théâtre. Les initiatives culturelles se dotent donc d’une fonction essentielle au service de l’État – dont le but est de séduire les masses et les convaincre du bien-fondé de l’idéologie que défend le régime –, permettant au parti de politiser le peuple tout en faisant la promotion d’une conception fasciste du monde.
Par ailleurs, la notion d’appartenance à un univers culturel italien permet de renforcer la construction de l’identité nationale. Ce processus s’effectue par une réactualisation de l’histoire, que le régime entreprend en ravivant les antécédents mythiques de la péninsule – c’est-à-dire les périodes de l’Antiquité et du Risorgimento – et en les adaptant aux visées du présent. Ainsi, en procédant à une relecture et à une réinterprétation du passé, le parti offre aux Italiens un imaginaire permettant de façonner une nouvelle conscience nationale et, ultimement, de rassembler tous les sujets au sein d’une communauté résolument fasciste. Pour cela, le régime tire parti de la valeur symbolique du Risorgimento, événement se rapportant aux luttes pour l’émancipation de l’Italie face à la domination étrangère et matérialisant la genèse de l’État moderne, une entité politique perçue comme précurseure de l’Italie fasciste. L’esprit patriotique qui a motivé les luttes risorgimentales est exalté dans l’ensemble de la péninsule, devenant un catalyseur pour le processus d’unification entrepris par les fascistes.
LE DUCE ET VERDI
Dans cet esprit de glorification du passé, notamment du Risorgimento, et de valorisation du rôle de la musique, et principalement celui de l’art lyrique, dans la vie musicale italienne, Mussolini entend octroyer une place prépondérante à Verdi et à ses œuvres. Cette intention trouve son apogée lors des célébrations de 1941 commémorant le quarantième anniversaire du décès du compositeur, événement qui constitue le point culminant de l’instrumentalisation de l’artiste par le parti.
Le choix de Verdi pour célébrer l’Italie musicale fasciste s’explique par la figure idéale qu’il représente, incarnant à la fois le patriotisme italien, ainsi que le prestige et le rayonnement de la culture italienne, comme en témoigne la large diffusion de ses opéras auprès de l’ensemble des couches sociales dans les saisons lyriques des théâtres sur toute la péninsule. Célébrer Verdi représente donc pour les fascistes une assurance du succès des manifestations commémoratives en raison de l’appréciation déjà considérable du public. Transformé en véritable expression de la supériorité culturelle italienne et en figure de proue de l’épopée risorgimentale, le compositeur devient un emblème artistique et politique du régime fasciste, un puissant vecteur de propagande pour Mussolini et son parti au cœur d’une période socialement et politiquement instable, marquée par la déclaration de guerre à la France et l’Angleterre.
Décrétées par le Duce lui-même et planifiées dans l’optique d’être accessibles et dirigées vers le peuple, les célébrations comportent plusieurs événements commémoratifs se déroulant dans l’ensemble de la péninsule de juin 1940 à novembre 1941. Elles se présentent principalement sous la forme de discours et de concerts, auxquels participent plusieurs représentants du parti fasciste.
Les festivités fournissent une occasion de raviver l’intérêt pour Verdi, en mettant en relief le héros national, notamment en raison du patriotisme qu’il aurait manifesté par le biais de la sensibilité de sa musique et du génie de son art. Ce discours se développe à travers plusieurs publications de nature propagandiste, les propos témoignant d’une amplification du rôle joué par le compositeur au moment de la période de l’unification italienne. En effet, le nationalisme de Verdi est soulevé pour être inséré dans le cadre politique fasciste, marqué par le contexte belliqueux. Le compositeur offre une caution à l’effort de guerre, son engagement envers l’Italie sert alors de modèle pour susciter une implication de la part des combattants envers la cause fasciste. La célébration de l’œuvre de Verdi en tant que legs musical d’une valeur inestimable permet de rendre hommage au patrimoine culturel de la péninsule, généré par l’esprit italien tout en le générant à son tour –, à travers lequel le parti compte se célébrer lui-même. En se proclamant fervent héritier de cette tradition, témoignage de la suprématie culturelle italienne, le régime se présente comme la seule puissance capable de la défendre et de la perpétuer. Verdi est donc dépeint comme un artiste personnifiant les idéaux promus par le parti, devenant un personnage clé dans la représentation fasciste de la civilisation italienne, et sa figure est politisée afin d’être mise au service de l’idéologie du régime.
Verdi sert donc ici de cas d’étude pour faire ressortir les mécanismes régissant l’instrumentalisation de l’art, ou plutôt sa subordination à la politique, dans une société moderne, notamment – mais pas uniquement – dans un contexte belliqueux et totalitaire.
COMMÉMORER VERDI : LES CÉLÉBRATIONS DE 1941
Les célébrations commémorant le quarantième anniversaire du décès du compositeur représentent l’apogée de l’attention consacrée à Verdi pendant le fascisme. Voulues par le Duce lui-même, ces célébrations se déroulent en 1940 et 1941, en pleine période de guerre – l’Italie ayant déclaré la guerre à la France et à l’Angleterre le 10 juin 1940. Les institutions culturelles organisent diverses célébrations se déclinant sous différentes formes : discours, expositions, concerts et productions lyriques. Les activités culminent à l’hiver 1941, à l’occasion de la date officielle de l’anniversaire du décès du compositeur (27 janvier 1901), et s’arrêtent à la fin de l’année 1941. Se déroulant dans 47 villes différentes à travers la péninsule, les festivités Verdi totalisent plus de 180 événements, dont près de 140 manifestations musicales, ainsi que 92 discours. Les commémorations outrepassent même les frontières, par l’organisation de festivités à l’étranger, tel qu’en Suisse, Hongrie et Argentine, s’avérant un important vecteur de propagande pour la diffusion de la culture italienne à l’extérieur de la péninsule.
(Image : Programme des célébrations verdiennes au Teatro Regio de Parme, 1941)
MANIFESTATIONS MUSICALES
Les manifestations musicales se présentent habituellement sous la forme de concerts dont le répertoire réunit des extraits d’opéras de Verdi, et sont habituellement précédés de discours commémoratifs prononcés par des membres de la vie culturelle italienne, majoritairement musicologues, mais également acteurs de la vie politique. Ce type d’événement est inclus dans la programmation de plusieurs théâtres italiens et institutions culturelles. Par ailleurs, les maisons d’opéra d’envergure intègrent à leur saison des cycles commémoratifs en présentant plusieurs productions verdiennes, les deux théâtres accueillant le plus grand nombre d’événements étant le Teatro Reale dell’Opera de Rome et le Teatro Regio de Parme, ce dernier en raison de l’origine parmesane de Verdi.
Les œuvres présentées appartiennent majoritairement à la période de maturité du compositeur : il s’agit d’opéras prisés pour la qualité et l’élaboration de leur langage musical, répondant à une volonté de susciter un enthousiasme maximal auprès du public. Certaines œuvres moins connues sont également incluses dans les festivités, par souci de favoriser la redécouverte de la production verdienne, pour diversifier l’offre lyrique, ou même en raison de la possibilité des connotations politiques qu’offrent les intrigues.
Les manifestations musicales réunissent un nombre impressionnant de chefs et chanteurs, en grande majorité italiens, menant des carrières nationales ou internationales, et reconnus pour leur aisance dans le répertoire verdien. Alors que la majorité des artistes n’affirment pas ouvertement de convictions politiques alignées au régime, certains artistes, qui disposent d’une tribune dans les médias, émettent des positions explicitement favorables au parti, tandis que d’autres démontrent une proximité notable avec le régime. Bien que les motivations des musiciens soient difficilement identifiables, leur rattachement à ces célébrations, qui s’inscrivent dans la poursuite d’un projet idéologique servant aux fins du parti, constitue en soi un acte politique. En effet, le contexte des célébrations et les écrits qui s’y rapportent créent un paysage discursif politisé dans lequel s’inscrivent les événements musicaux, et ce, malgré la revendication de la musique comme manifestation artistique autonome et apolitique.
(Image : L’ancien secrétaire du parti fasciste Roberto Farinacci (1892-1945))
DISCOURS
Les discours, précédant majoritairement des manifestations musicales, offrent un cadre à la réception de la musique de Verdi, orientant l’écoute de l’auditeur et ainsi, favorisent une appréciation esthétique conforme aux idéologies que voulait transmettre le parti. Faisant partie intégrante des commémorations, ils sont présentés par différents acteurs du panorama culturel italien; certains orateurs font partie du paysage politique fasciste, les deux figures les plus emblématiques étant l’ancien secrétaire du parti fasciste Roberto Farinacci et le sénateur Innocenzo Cappa, ce dernier reconnu pour son activité propagandiste en Italie et à l’étranger. D’autres orateurs sont actifs dans le milieu des lettres, ou mènent des carrières journalistiques, mais la majorité des orateurs sont des personnalités bien ancrées dans la vie musicale italienne de l’époque, principalement musicologues, et démontrant un intérêt envers le répertoire lyrique de l’Ottocento. Ils s’expriment donc en tant que spécialistes, ce qui permet d’ajouter un élément académique aux célébrations. Plusieurs de ces orateurs affirment ouvertement leur support au régime, certains y adhérant et détenant la carte du parti, tandis que d’autres, sans démontrer d’affinités particulières, collaborent à la publication d’ouvrages servant directement la propagande fasciste, ou rédigent pour des journaux contrôlés par le parti.
PUBLICATIONS
Plusieurs publications traitant de Verdi et des festivités paraissent dès 1940 dans des quotidiens et périodiques de l’ensemble de la péninsule; les auteurs profitent de l’engouement envers Verdi pour publier des articles consacrés au compositeur, évoquant des anecdotes sur la vie de l’artiste, des considérations esthétiques, des segments biographiques parfois méconnus ou des compositions inédites visant une redécouverte de son œuvre.
La presse écrite demeure privilégiée par le régime, le Duce étant conscient de son potentiel médiatique en tant qu’important vecteur de propagande à l’échelle nationale et internationale. Plusieurs articles commémoratifs sont publiés dans des périodiques contrôlés par des entités fascistes régionales, ou dans des revues qui ne sont pas directement pi lot.es par des membres du parti, mais qui sont contraintes de s’adapter et d’avoir un corps directorial approuvé par le régime. La propagation des festivités Verdi est également assurée par des quotidiens à haut tirage, ceux-ci ayant dû se conformer aux exigences du régime, et dont l’objectif est de traiter de l’actualité et annoncer la venue d’événements commémoratifs. En attestant du succès des manifestations, les journaux donnent une légitimité aux célébrations et élargissent la portée des éléments discursifs qui y sont associés, se portant ainsi garants de la propagation de l’idéal verdien prôné par le régime.
Les périodiques culturels constituent d’importants vecteurs d’information musicale et contribuent fortement à la documentation des célébrations, par des articles consacrés au compositeur et des recensions des manifestations fortement élogieuses. De plus, plusieurs fascicules consacrés à la commémoration de Verdi sont publiés localement et recensent les célébrations régionales en y faisant paraître divers articles ayant pour dénominateur commun le compositeur et la ville accueillant les célébrations. Enfin, quelques ouvrages consacrés à Verdi sont publiés dans la foulée des festivités, dont certains sont signés par des auteurs et/ou publiés par des éditeurs démontrant des sympathies avec le régime.
REPRÉSENTATION DU PERSONNAGE VERDI
VERDI LE PATRIOTE
Les discours et publications entourant les célébrations de Verdi font du compositeur un personnage clé dans la représentation fasciste de la civilisation italienne. L’attention accordée à Verdi sous le fascisme s’inscrit dans un esprit de redécouverte du passé italien, le grand mythe du Risorgimento étant repris pour évoquer et matérialiser les luttes pour l’affranchissement de la domination étrangère, qui ont mené à la naissance de l’Italie moderne. Par l’interprétation de ses œuvres comme messages politiques, Verdi est présenté comme protagoniste : avec une musique véhiculant des enjeux d’oppression et des luttes contre l’emprise d’un tyran, il est reconnu comme personnifiant la quête émancipatoire des Italiens. Il devient donc une figure emblématique du nationalisme italien : l’image de Verdi et celle de ses œuvres fusionnent, incarnant à la fois les symboles du mouvement risorgimental, du patriotisme et de l’art italien, faisant de lui une figure de référence idéale pour une récupération idéologique.
La volonté patriotique de Verdi est utilisée pour être liée à l’idéologie fasciste : le parti utilise la verve nationaliste de l’artiste comme légitimation du combat que l’Italie mène au front. Le compositeur devient ainsi un personnage proprement politique, se parant des armes de l’art et combattant par le biais d’une musique considérée comme indiscutablement nationale. La politisation de sa musique s’effectue en soulignant les intrigues des opéras basées sur fond politique, tel que Nabucco, I Lombardi alla prima crociata, Ernani, Attila ou La Battaglia di Legnano. Ces trames, en relevant les thèmes de liberté et de haine envers la tyrannie, mettent en lumière la problématique de l’assujettissement du peuple italien, faisant de Verdi un acteur clé pour la démonstration patriotique italienne. Le nationalisme présent dans la musique de Verdi est également appuyé par le choix de personnages regorgeant de volonté patriotique, tel que Preziosilla dans La Forza del destino, qui prône la guerre et le dévouement à la patrie, ainsi que les chœurs, qui, par leur force rassembleuse et leur puissance collective, symbolisent l’unification populaire et deviennent des catalyseurs de la révolution risorgimentale.
VERDI LE COMBATTANT
L’attribution d’une dimension politique à Verdi s’effectue par un langage à fortes connotations belliqueuses, avec des références à l’insurrection ou à la révolte, mais également au combat : sa musique est considérée comme militaire, dotée d’une vocation combative. Les allusions à la guerre se manifestent également dans les descriptions relatives à la figure de Verdi : le compositeur est considéré comme un combattant; il est même qualifié de « lutteur infatigable », voire de « conquérant ». La notion de conquête illustre la notoriété acquise par Verdi et son évolution artistique, alors que le compositeur « conquiert » la maîtrise de son langage musical. Ces références vont de pair avec la définition du fascisme comme phénomène soutenant, selon l’historien Emilio Gentile, « une vocation belliqueuse à la politique de grandeur, de puissance et de conquête, visant à la création d’un ordre nouveau et d’une civilisation nouvelle ». La présentation de Verdi en tant que batailleur permet d’offrir un appui à l’effort de guerre déployé par l’Italie fasciste, tout en attestant de la légitimité de célébrer cette figure dans un tel contexte politique.
VERDI LE RÉVOLUTIONNAIRE
Les allusions patriotiques relatives à Verdi appuient le mythe du personnage révolutionnaire, tout en dressant des liens avec la montée du fascisme au pouvoir lors de la Marcia su Roma de 1922, événement qualifié de « révolution fasciste ». La création d’une telle figure relève de l’attribution de caractéristiques s’inscrivant dans l’imaginaire révolutionnaire : Verdi est présenté comme s’opposant au système en place – celui de l’art lyrique, ayant, par sa musique novatrice et singulière, permis un renouveau de l’opéra; comme militant politisé – par la mention de son implication politique en tant que député de Busseto; et comme citoyen solidaire envers les opprimés – par son identité paysanne et son engagement philanthrope. Ces qualificatifs permettent d’inscrire le compositeur en continuité avec la cause « révolutionnaire » fasciste, tel qu’il est indiqué dans la préface d’un fascicule consacré aux célébrations parmesanes : « Pour cela, Verdi est l’homme du Risorgimento qui se joint aux hommes de la Révolution fasciste ».
L’insertion de Verdi dans la rhétorique fasciste est également illustrée par la mention d’analogies entre la conception politique de l’artiste et celle du Duce. Pour cela, les auteurs reprennent des passages de la correspondance de Verdi pour établir des liens entre ses affirmations et les initiatives du régime, tel que l’enthousiasme de l’artiste envers la campagne africaine – l’Italie ayant développé un empire colonial dès la fin du XIXe siècle, mettant la main sur la Somalie et l’Érythrée en 1890 –, ou son indignation envers l’incapacité du gouvernement à protéger la culture ou soutenir la classe paysanne. Puisqu’il s’agit d’éléments au cœur de la politique du régime, Verdi est perçu comme anticipant la réalisation de l’Italie fasciste. Enfin, toutes ces affirmations permettent de faire de lui un personnage politisé et aligné aux politiques du régime, attestant de l’approbation qu’il aurait offerte envers les initiatives fascistes garantissant le destin impérial voué à la péninsule.
(Image : Caractérisé par une importante iconographie, l’article consacré à Verdi dans L’Illustrazione italiana présente plusieurs images des lieux verdiens qui témoignent de leur caractère rural, parmi lesquelles une image du buste de Verdi au pied duquel picorent des poules.
VERDI LE PAYSAN
En plus de personnifier les valeurs de patriotisme, Verdi est présenté comme incarnant l’archétype du nouvel Italien, doté de vertus issues de la ruralité, l’italianité et l’humanité. Cette pluralité identitaire permet de mieux l’enraciner dans la diversité, afin de rejoindre un public éclectique, tout en servant les idéaux du parti.
Verdi est donc qualifié de « paysan », incarnant l’artisan pragmatique, manuel et lié à la terre. Cela découle d’une volonté de créer une figure accessible à l’ensemble de la population, faisant de lui un homme issu du peuple, qu’il a su interpeler, voire guider, par son activité créatrice.
L’identité rurale du compositeur est affirmée par la mise en valeur de ses origines, illustrant son contact privilégié avec la classe paysanne. Les auteurs s’attardent à sa provenance parmesane, province située dans la Vallée du Pô, importante région fertile constituant le moteur agraire de l’Italie. D’ailleurs, dans l’esprit des célébrations, plusieurs commémorateurs saisissent l’occasion pour visiter la terre natale de Verdi puis raconter leur expédition, afin d’attester de l’élémentarité du lieu, tout en relevant le caractère bucolique et champêtre du décor.
Verdi est également présenté comme ayant eu une enfance modeste, voire pauvre et dure, dotant le compositeur d’une volonté l’ayant permis de se sortir de la « misère » à laquelle il était prédestiné. Ce mode de vie est également perçu comme tributaire de plusieurs qualités louables, dont l’humilité, l’altruisme et la modestie, celles-ci se répercutant dans sa musique qui, selon les commentateurs, allie simplicité et intégrité. Les attributs relevant du climat de travail, tels que la discipline et la rigueur, sont également alloués au compositeur, considérés comme garants de ses succès et de sa gloire. La mise en valeur de l’effort, comme source d’élévation morale et sociale, est mise en relation avec le mode de vie des paysans, lesquels doivent labourer une terre dure et âpre. Cette valorisation s’inscrit en continuité avec la Battaglia del grano, campagne lancée dans la seconde moitié des années 1920 par Mussolini pour développer l’agriculture nationale et atteindre l’autosuffisance en termes de production de blé.
Dans cette optique, la terre revêt des significations particulières. Ce terme est utilisé pour illustrer la fertilité créatrice du compositeur, et symbolise l’évolution de son style musical. En effet, la terre sauvage devient une allégorie des œuvres de jeunesse de Verdi, considérées comme rudimentaires, voire rudes, tandis que les œuvres tardives sont insérées dans une esthétique plus raffinée et riche d’expression musicale, stipulant que l’artiste a dû « défricher » et « labourer » son matériau musical. La symbolique de la terre s’étend également à la péninsule, représentant le berceau des Italiens et de leur esprit, l’italianità. La nation est considérée comme terre fertile génératrice de l’esprit italien, dont la suprématie se manifeste chez des personnalités exemplaires comme Verdi. La notion de terre se dote donc d’une portée symbolique rassembleuse, métaphore de l’enracinement des Italiens dans leur héritage culturel. Dans cette veine, Verdi est présenté comme faisant partie du peuple italien avec des formulations inclusives, par l’emploi répétitif du « nous », ou des références au noyau familial, telles que les appellations « fils », « grand frère » et « père ».
(Image : Monument dédié à Verdi devant le Teatro comunale de Busseto où se sont déroulées d’importantes festivités avec des membres du parti fasciste.
VERDI L’HOMME
La présentation du personnage Verdi en tant que figure accessible se manifeste également par la démonstration de l’humanité de l’artiste; tout en reconnaissant son apport exceptionnel pour la culture italienne, les commémorateurs le présentent en tant qu’homme, d’abord et avant tout.
Les auteurs le décrivent comme un être doté d’une fine sensibilité en proie aux souffrances humaines. Cela est illustré par la mention récurrente de l’épisode du décès de ses deux poupons et de sa première femme, Margherita Barezzi, entre 1838 et 1840. Les auteurs évoquent le désespoir du compositeur afin d’attester de sa vulnérabilité; Verdi est démontré comme victime des aléas de la vie. Certains insistent également sur l’absence de descendance du compositeur; alors que Mussolini avait entrepris une politique nataliste importante répondant à des objectifs de prestige, en vue de montrer le dynamisme et la puissance d’une Italie féconde – sans oublier l’assurance d’une relève fasciste, la mention de l’incapacité de Verdi à fournir une lignée à sa patrie démontre une fatalité encore plus importante. Cet épisode traduit également la redoutable force morale de Verdi : malgré la fatalité de l’événement, les succès et la gloire subséquents de l’artiste témoignent de sa faculté de rédemption, pouvant s’élever au-delà des malheurs qui l’accablent.
VERDI LE GÉNIE
La volonté de faire de Verdi un homme accessible vient se superposer au culte voué à l’artiste, perceptible par des descriptions grandiloquentes visant à attester de la stature légendaire, voire « titanesque » et « olympique » du compositeur. Doté de capacités prodigieuses, Verdi est élevé au rang de héros, adulé pour son génie, et est inséré parmi les figures mythiques de la nation. Le compositeur est inscrit dans la lignée des artistes ayant contribué à forger la culture et l’identité italiennes, son empreinte artistique rivalisant avec Dante, Michel-Ange ou Léonard de Vinci, ou même, avec des personnalités telles Homère, Virgile ou Cicéron. L’évocation de l’Antiquité est intéressante dans la mesure où elle inscrit Verdi comme prolongement du berceau de la civilisation occidentale, tout en promouvant le mythe de l’Antiquité, cher au régime. Ces différentes mentions s’inscrivent en continuité avec l’effort de valorisation de l’héritage culturel de la péninsule, dans lequel s’enracine le régime tout en entendant le perpétuer.
VERDI L’ITALIEN
De cette idée découle l’importance de doter Verdi de caractéristiques considérées comme « nationales ». La création d’une figure typiquement italienne provient d’une volonté du régime à exalter le mythe de l’italianisme – la primauté de l’Italie – en promouvant l’italianità – la suprématie de l’esprit italien. En effet, l’attribution d’une italianité inhérente à l’ensemble des Italiens sert à alimenter le façonnement d’une conscience nationale, de façon à regrouper les masses dans l’articulation suprême de l’esprit italien. Le fascisme utilise donc une italianité rassembleuse pour rejoindre le plus d’Italiens possible et ultimement, viser l’universel.
Selon les commémorateurs, l’affirmation de l’italianité chez Verdi se manifeste par la création d’un art intrinsèquement italien. Sa musique est considérée comme perpétuant la tradition musicale italienne, notamment par le choix de l’art lyrique – genre musical italien par excellence –, ainsi que le recours à la langue italienne – voie d’expression du peuple italien. L’italianité de Verdi est d’ailleurs soulevée pour attester de la légitimité des commémorations, en affirmant qu’il s’agit de la raison première pour laquelle Mussolini comptait célébrer le compositeur. Cette insistance sur l’italianité s’annexe également à la question raciale et à l’aryanisme, découlant de l’application de lois raciales en Italie en 1938, signe du rapprochement avec l’Allemagne.
(Image : Affiche inspirée du pastel de Boldini à Parme : encore aujourd’hui, Verdi demeure une figure héroïque de la région, 2017.)
VERDI L’UNIVERSEL
L’exaltation de l’italianité vient également soutenir la rhétorique universaliste bien présente dans le paysage discursif des célébrations. La musique de Verdi est en effet présentée comme universelle : elle s’adresse à l’ensemble de l’humanité, par l’emploi d’un langage commun et universellement compréhensible, mais rel.ve d’un esprit intrinsèquement italien, s’exprimant dans une tradition spécifique. L’aptitude d’une musique à être à la fois nationale et universelle témoigne de la volonté des peuples à revendiquer la suprématie et la fécondité de l’esprit propre dans une musique; par ses caractéristiques nationales, elle s’élève à l’ensemble de l’humanité.
Enfin, les festivités visent à mettre en lumière la personnalité de Verdi – calquée sur le canon fasciste du citoyen italien – et à célébrer une civilisation italienne régénérée par la suprématie du pouvoir fasciste. Les commémorations représentent un important vecteur de glorification de la figure verdienne; les échos et retombées qu’elles génèrent permettent la valorisation de sa musique, tout en favorisant la propagation et l’ancrage du mythe verdien dans l’imaginaire collectif. En effet, ces commémorations, par leur nombre, leur déploiement et l’ampleur des ressources mobilisées, se révèlent essentielles au travail de mémoire assurant l’entretien du mythe social. Ce dernier, en tant que mécanisme sociologique universel, offre un récit tergiversant entre réalité et fiction, et demeure essentiel à toute société pour en assurer la cohésion. Ainsi, le mythe verdien, imprégné dans la conscience collective italienne depuis l’unification, subit une évolution manifeste dans l’utilisation et l’instrumentalisation du Duce pour devenir un précieux outil de propagande idéologique. De plus, en prenant conscience des forces politiques actives derrière le façonnement de la mémoire collective, il est possible de concevoir l’ampleur de la récupération dont Verdi a fait l’objet, ainsi que la variété des considérations idéologiques qu’on peut lui faire endosser, malgré les fréquentes déclarations sur une prétendue autonomie de la musique et sur son caractère apolitique.