L’ÉLABORATION D’UNE SAISON D’OPÉRA EN 2018 : LES MÉTHODES BEAULAC ET VERNON
Durant la dernière décennie, le monde de l’opéra a vécu – et continue de vivre – des changements d’une rare ampleur. Qu’il s’agisse du ralentissement économique après 2008, des nouvelles transmissions en direct et haute définition dans les salles de cinéma, des changements dans les goûts du public et de la démographie, le genre lyrique a dû s’adapter pour survivre. En tant que gardiens du « produit » et de la philosophie de leurs compagnies, Michel Beaulac et Timothy Vernon, respectivement directeurs artistiques de l’Opéra de Montréal et du Pacific Opera Victoria, sont appelés à relever des défis considérables et à assurer la viabilité de leurs entreprises lyriques
Si plusieurs compagnies nord-américaines ont dû cesser leurs activités, comme en font notamment foi les fermetures d’Opera Ontario et d’Opera Lyra, les compagnies qui ont survécu ont dû travailler avec des budgets artistiques diminués et n’ont disposé que d’une très faible marge de manœuvre. Michel Beaulac admet qu’il n’a « pas beaucoup de flexibilité financière, en particulier pour des projets de grande envergure qui exigent des moyens techniques considérables ».
Son homologue, Timothy Vernon, offre un autre son de cloche lorsqu’il s’agit de questions budgétaires : « Je sais que cela peut sembler étrange, mais je ne pense pas en termes financiers. Je suis soutenu par une équipe remarquable qui me permet de proposer une vision artistique ayant pour objectif de stimuler notre public. Les artistes qui ont évolué avec la compagnie ne se sont jamais plaints à ce jour du manque d’argent ».
Les deux directeurs ont par ailleurs des visions similaires lorsqu’il s’agit de concevoir une saison d’opéra. « Mon objectif est l’équilibre », déclare Vernon. « Pour attirer les gens, il nous appartient de puiser dans le grand répertoire. C’est l’ancrage de notre saison. Mais nous tenons aussi à expérimenter et à présenter des œuvres non conventionnelles, comme nous l’avons fait pour des opéras de Montemezzi (L’Amore dei tre re), Hoiby (The Tempest) et Giannini (The Taming of the Shrew) qui démontrent la richesse du répertoire lyrique des 400 dernières années. Les saisons sont planifiées deux à trois ans à l’avance, mais exceptionnellement, pour certaines productions et en vue notamment de la célébration du 40e anniversaire de la compagnie en 2020, cinq ans à l’avance. Comme point de départ, je cherche à identifier un metteur en scène qui a une affinité avec l’œuvre retenue. Je porte ensuite mon attention sur les équipes de conception des décors, costumes et éclairages. Nous sommes aussi guidés à Victoria par un principe artistique fondamental : nous embauchons des artisans dont nous sommes convaincus qu’ils assureront le succès du projet artistique et nous privilégions l’embauche d’artistes et d’artisans du Canada. Nous n’engageons pas une personne simplement parce qu’elle est d’origine canadienne, mais nous tenons à célébrer les talents d’ici. À l’occasion, le choix d’une distribution peut s’avérer une véritable épreuve. Pour une production prochaine de Fidelio, j’ai auditionné huit Florestan potentiels avant d’arrêter mon choix sur le ténor que je voulais », ajoute Vernon en s’esclaffant de rire.
L’approche de Michel Beaulac est similaire. « Pour les nouvelles productions et même les reprises, nous planifions deux, mais habituellement trois ans à l’avance à l’Opéra de Montréal. Pour les créations de nouvelles œuvres, nous donnons davantage de temps aux créateurs pour qu’ils puissent aussi respirer un peu. Il en est allé ainsi pour Les Feluettes et il en ira de même pour la création de La Beauté du monde, l’opéra que nous avons commandé au dramaturge Michel Marc Bouchard et au compositeur Julien Bilodeau en 2016 et dont la première est prévue pour janvier 2021. Le directeur artiste de l’Opéra de Montréal poursuit : « Ma saison est composée de divers éléments. J’identifie d’abord une œuvre lyrique populaire et susceptible de mobiliser le public. Pour la saison 2017-2018, mon choix s’est arrêté sur Tosca. De même, j’espère pouvoir rassurer le public en terminant la saison avec une œuvre connue – comme Roméo et Juliette cette année. Montréal étant une grande ville francophone, j’inclurai aussi une œuvre du répertoire lyrique de langue française à chaque saison. Pour compléter la programmation, j’ai choisi d’y inclure une œuvre contemporaine, ce qui a valu à notre public montréalais de découvrir récemment les opéras Dead Man Walking (Heggie), Silent Night (Putts) et JFK (Little). La saison qui vient de se terminer nous a permis d’inclure au programme une cinquième production, en l’occurrence l’opéra de chambre Svadba d’Ana Sokolović. Celle-ci a mis vedette des résidentes et résidents de l’Atelier lyrique et je considère aujourd’hui, plus que jamais, qu’il est de notre responsabilité de placer cet atelier au cœur des activités de la compagnie. Je me permets d’ajouter que le choix définitif d’une œuvre peut dépendre par ailleurs de la disponibilité des interprètes. Par exemple, lorsque j’ai songé à préparer une nouvelle production de Rigoletto pour la saison 2018-2019, la décision d’inclure cet opéra n’a pu être arrêtée de façon définitive que lorsque James Westman a accepté d’y chanter le rôle-titre et que Myriam Leblanc a consenti à incarner Gilda. Le choix du metteur en scène et des concepteurs arrive pour moi – et invariablement – plus tard. Après le choix de l’œuvre et de ses interprètes, je me mets à la recherche d’une équipe qui pourra, à mon avis, rendre justice au travail des artistes et répondre aux attentes du public. »
Ah, oui, le public ! L’un des principaux défis pour tout directeur artistique est d’identifier son public, de voir comment il évolue et comment il peut être fidélisé ou conquis. Bien qu’il s’agisse là du travail confié principalement aux équipes de communication et de marketing d’une compagnie, le directeur artistique doit constamment faire face à un grand dilemme et toujours chercher une réponse à la question suivante : Comment attirer un nouveau public sans aliéner le public déjà initié à l’opéra ?
Le public est l’une des principales préoccupations de Timothy Vernon : « Un élément crucial de mon travail est de chercher à savoir qui est le public du Pacific Opera. Démographiquement, Victoria est une ville complexe. Ainsi, le revenu par habitant y est exceptionnellement élevé et le niveau d’éducation de sa population est également supérieur à la moyenne. Cela se reflète dans la façon dont nous devons aborder le public existant ou potentiel. Il n’en demeure pas moins qu’en début de mandat, j’ai dû prendre cet auditoire par la main, en prenant les devants. Si vous pouvez convaincre les auditeurs qu’ils sont invités à faire partie de la communauté des opéraphiles parce qu’ils sont aimés et qu’ils auront probablement une expérience humaine positive, vous faites bien votre travail. Il n’y a toutefois pas de formule magique. On ne peut pas toujours comprendre son public, ni anticiper avec justesse sa réaction. Il faut en définitive avoir la foi et de la vision ! ».
Pour être au diapason de son public, Michel Beaulac a opté quant à lui au cours des dernières années pour une approche plus théâtrale de la production d’opéra et opéré un changement d’orientation concernant le répertoire. La présentation en 2017 de Another Brick in the Wall de Julien Bilodeau et Roger Waters, inspiré par la musique de Pink Floyd, illustre cette approche. En dépit de son succès financier, la réaction du public a été mitigée. Les spectateurs qui sont venus à l’Opéra de Montréal en très grand nombre pour la première fois reviendront-ils pour assister à une production d’opéra du répertoire traditionnel ? En cette période de transition et d’incertitude, il est difficile de donner une réponse claire et catégorique à une telle question. Et pourtant, Michel Beaulac est convaincu du fait que la composante contemporaine de sa saison est devenue une marque de commerce de la compagnie et un outil pour attirer un public plus jeune et plus varié. « Le langage musical et opératique est maintenant vaste et beaucoup moins hermétique qu’il y a une génération. Je crois qu’il est du devoir d’une compagnie d’offrir des œuvres nouvelles qui reflètent notre temps et présentent l’opéra comme une forme d’art contemporain. Les compositeurs modernes ont une liberté beaucoup plus grande que par le passé. Pendant trop longtemps l’opéra a été perçu comme isolé, voire indifférent aux choses de la vie contemporaine. À l’Opéra de Montréal, nous faisons le choix de l’audace et de l’innovation de façon à permettre à un plus grand public de s’approprier de cette forme d’art contemporain que peut aussi être – et qu’est devenu, devrais-je affirmer – l’opéra ».
Lorsque l’on demande à Timothy Vernon de décrire les défis particuliers auxquels il est confronté pour sa part, il fait aussi montre d’ambition : « Le Royal Theatre est une belle salle de 1500 places dans laquelle les interprètes n’ont pas besoin de crier. Mais la fosse d’orchestre ne peut accueillir que 40 instrumentistes. Nous travaillons donc avec des réductions orchestrales, mais cela ne nous a pas empêchés de produire les opéras de Richard Strauss et ne nous privera pas du plaisir de présenter, comme je le projette dans un proche avenir, Die Walküre. En revanche, les dimensions du théâtre nous obligent à construire les décors de la très grande majorité de nos productions ; nous n’avons loué des décors qu’à trois reprises dans l’histoire de la compagnie. Cela nous a obligés à développer une expertise dans la conception de décors et nous en construisons d’ailleurs maintenant pour d’autres compagnies. L’autre défi est de continuer d’être à l’avant-garde dans le domaine des co-productions. Étant à l’origine de 120 productions originales, ce qu’aucune compagnie canadienne n’a égalé à ce jour, il nous appartient de multiplier des partenariats et de co-produire d’autres œuvres, comme nous l’avons fait pour Les Feluettes avec l’Opéra de Montréal. La vie d’une co-production majeure à laquelle le Pacific Opera Victoria et l’Opéra de Montréal sont d’ailleurs associés, a débuté et La Traviata, qui fait appel au metteur en scène québécois Alain Gauthier, a fait l’objet d’une première présentation par le Manitoba Opera et sera reprise dans le cours de la saison prochaine par l’Edmonton Opera et le Vancouver Opera… pour terminer son périple à Montréal. Nous avons d’ailleurs co-produit avec toutes les compagnies lyriques canadiennes, à l’exception de la Canadian Opera Company. Mais cela ne devrait pas tarder avec la grande compagnie torontoise.
Comme son collègue de Victoria, Michel Beaulac insiste sur l’importance des co-productions : « Il est essentiel pour nous de collaborer et de coproduire. Les avantages sont multiples. Au plan économique, nous pouvons réduire les coûts de façon significative et aborder un répertoire plus diversifié. Sous l’angle artistique, nos compagnies sont exposées à d’autres approches et s’inscrivent dans des réseaux qui permettent en outre d’identifier de nouveaux collaborateurs. Une co-production réussie peut être une expérience enrichissante, peut aider la compagnie à grandir et contribuer à sa pérennité ».
Invité à exposer les principales contraintes auxquels il est confronté, Michel Beaulac répond en soupirant : « Le manque d’argent, bien évidemment, mais cela fait partie de la condition humaine ». Il ajoute : « À l’heure actuelle, je n’ai pas les moyens de faire appel à des artistes d’Europe. La seule rémunération de ces artistes en euros aurait comme conséquence de doubler mes coûts de production ! J’essaie alors d’inviter de jeunes artistes qui émergent à l’étranger et que je n’aurai, de toute évidence, pas les moyens d’embaucher dans quelques années. Je réussis à les attirer en leur offrant un premier rôle et des débuts en Amérique du Nord ». Il signale par ailleurs une autre contrainte : « Avec ses 3000 sièges, la salle Wilfrid-Pelletier est loin d’être idéale et son acoustique est même gênante. Nous sortons dorénavant de notre résidence principale de la Place des Arts et choisissons des lieux autres qui peuvent convenir aux œuvres programmées. Durant la saison dernière, Svadba a été présenté dans l’espace théâtral intime qu’est l’Espace Go. La saison prochaine, c’est le Théâtre Centaur qui accueillera l’opéra Twenty-Seven du compositeur américain Ricky Ian Gordon ».
En ce qui concerne les éléphants dans un magasin de porcelaine que sont les transmissions cinématographiques en direct en haute définition, qu’il s’agisse de celles du Metropolitan Opera, mais aussi de la série Ciné-spectacle qui donne accès à des productions des grandes maisons d’opéra d’Europe, les deux directeurs artistiques restent circonspects. Pour Michel Beaulac, « ces transmissions HD ont leur public et ont probablement attiré un plus grand nombre de gens vers la forme d’expression artistique qu’est l’opéra. Sans doute, faut-il constater, voire accepter, que les habitudes de « consommation lyrique » peuvent être différentes aujourd’hui. Des amateurs sont aujourd’hui abonnés à la fois à l’opéra au cinéma et à l’opéra en salle, d’autres privilégient-ils une seule des formules ? Timothy Vernon ne se gêne pas quant à lui pour rappeler la spécificité et l’énergie d’un spectacle vivant et d’une performance sur scène. « Il n’y a rien de tel », soutient-il triomphalement. « Ironiquement, l’instigateur des transmissions cinématographiques, le Metropolitan Opera de New York, souffre maintenant d’une baisse des ventes de billets attribuable à la diffusion de ses productions dans les cinémas. Le Met a réussi à cannibaliser son propre public. Et pourtant, on ne peut tout simplement pas désinventer les transmissions HD », ajoute le directeur du Pacific Opera Victoria.
Qu’en est-il alors de l’avenir de l’opéra ? Pour Timothy Vernon, « l’avenir repose sur la lutte qui sera menée pour trouver l’authenticité à travers l’art lyrique. Il passe aussi par la volonté d’encourager et d’embaucher des artistes lyriques émergents qui permettront d’explorer et de faire vivre les 400 ans du répertoire lyrique. L’avenir devrait aussi passer par la commande et la création d’œuvres qui révèlent la complexité et la richesse de l’expérience humaine, y compris au Canada, par celle de ses Premières Nations. Et si l’art n’est pas polémique en soi, les artistes doivent se porter à la défense de l’art lyrique et du genre opératique… pour qu’il ait un avenir.
Quant à Michel Beaulac, il se dit très optimiste et affirme : « Mon travail, comme celui de tout autre directeur artistique, consistera dans les prochaines années à trouver un moyen de marier encore davantage l’entreprise à sa mission. Le genre lyrique est, j’en suis convaincu, promis à un brillant avenir ».