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DOSSIER - JACQUELINE DESMARAIS : LA GRANDE MÉCÈNE LYRIQUE

DOSSIER - JACQUELINE DESMARAIS : LA GRANDE MÉCÈNE LYRIQUE
« Je n’ai jamais fait cela pour les honneurs, ça ne m’a même pas effleuré l’esprit. Je l’ai fait par amour pour la musique et pour le chant. » *

La communauté lyrique québécoise a perdu sa plus grande mécène. Madame Jacqueline Desmarais, née Maranger, s’est éteinte dans son domaine de la région de Charlevoix le samedi 3 mars 2018, entourée de ses quatre enfants, Paul Jr, André, Louise et Sophie. D’innombrables témoignages d’affection et de reconnaissance ont accueilli la triste nouvelle de son décès et L’Opéra – Revue québécoise d’art lyrique joint sa voix à celles et ceux qui ont salué la vie de celle qui a suscité, tout au long de sa vie, l’admiration. Passionnée d’art lyrique, Jacqueline Desmarais a véritablement contribué par son action philanthropique à l’effervescence de l’opéra au Québec, à travers son indéfectible soutien aux jeunes artistes (I) et son généreux appui aux institutions lyriques (II).

 

 I- L’indéfectible soutien aux jeunes artistes

Jacqueline Desmarais et France Bellemare


C’est sans doute Sylvia L’Écuyer, l’animatrice de l’émission « Place à l’opéra » diffusée sur la chaîne ICI-Musique, qui a le mieux décrit la relation de Jacqueline Desmarais avec les jeunes artistes en expliquant qu’elle était leur « ange protecteur », leur « ange gardien ». À ses « enfants », comme elle les appelait avec tendresse et affection, elle a beaucoup donné, par le biais notamment de la fondation qu’elle a mise sur pied en 1997 pour les jeunes chanteurs d’opéra. Tenant à assister personnellement aux auditions nationales organisées annuellement à Montréal pour choisir les lauréats et lauréates des bourses de son programme d’aide, elle a permis que soient révélés d’indéniables talents, comme en font notamment foi aujourd’hui les florissantes carrières de Julie Boulianne, Layla Claire, Marianne Fiset, Hélène Guilmette, Marie-Josée Lord, ainsi que celles de Frédéric Antoun, Étienne Dupuis et Marc Hervieux. L’une de ses dernières protégées aura été la soprano France Bellemare, dont la carrière a également pris un grand élan grâce à la générosité de « Madame » à son égard : « J’ai connu Jacqueline Desmarais à l’occasion du stage de l’ICAV au Domaine Forget. Après m’avoir entendue, et sur les conseils de Joan Dornemann, elle m’avait dit vouloir m’aider, m’encourager. Et c’est grâce à elle que j’ai pu suivre des cours privés avec la soprano Diana Soviero et me rendre à New York, ce que je n’aurais jamais été en mesure de faire sans le soutien financier qu’elle m’a accordé. Et puis, elle venait me voir. Notamment dans ma loge, après une première présence dans une production de l’Opéra de Montréal où je tenais pourtant un tout petit rôle, celui d’Anna dans Nabucco ! Et lors des demi-finale et finale du Concours musical international de Montréal de 2015, j’ai eu droit à sa visite… surprise ! Je me rappelle aussi avoir été marquée par le fait qu’elle se disait chanceuse d’être entourée de jeunes artistes, alors que c’est nous, ces jeunes artistes, qui avions le privilège d’être sous son aile. Elle va me manquer ! » Son accompagnement des jeunes artistes s’est également traduit par la création en 2004 de l’Institut canadien d’art vocal (ICAV) dont elle fut la présidente d’honneur. Se déroulant à l’Université de Montréal et au Domaine Forget, le stage intensif de perfectionnement de l’ICAV a permis à de jeunes artistes lyriques de travailler avec des instructrices et instructeurs de chant de réputation internationale.

Yannick Nézet-Séguin et Jacqueline Desmarais

Et que dire de l’ascension de Yannick Nézet-Séguin, ce « chef lyrique » comme l’a décrit notre revue dans son tout premier numéro de l’automne 2014, sinon que de l’attribuer non seulement à son intelligence et talent de musicien, mais aussi au soutien que lui a apporté Jacqueline Desmarais. Celle-ci contribua assurément à lui ouvrir les portes du Metropolitan Opera de New York en commanditant en 2009 la production de Carmen de Georges Bizet dont il assura la direction musicale; depuis, il est au pupitre du Met chaque saison. Et lorsqu’au printemps 2016 le chef québécois est désigné directeur musical de la plus importante compagnie lyrique, Jacqueline Desmarais, qui avait d’ailleurs dû garder le secret d’une nomination dont l’avait informée le directeur général Peter Gelb, a affirmé : « C’est l’apothéose de ma carrière de mécène ! » 

Si elle a privilégié le soutien aux artistes lyriques, on ne saurait passer sous silence l’appui qu’elle a aussi apporté aux instrumentistes, au premier chef desquels l’on retrouve le jeune violoncelliste Stéphane Tétreault. En janvier 2012, alors que le jeune artiste avait 18 ans, Jacqueline Desmarais a financé l’achat d’un violoncelle Stradivarius fabriqué en 1707, et dont le coût d’acquisition était supérieur à six (6) millions de dollars.

 De toute évidence, la grande philanthrope que fut Jacqueline Desmarais tenait d’abord et avant tout à venir en aide aux artistes lyriques directement. Mais elle n’a pas négligé pour autant les institutions lyriques, comme le révèle le généreux soutien auquel elles ont eu droit de sa part.

 

II- Le généreux soutien aux institutions

Plusieurs institutions musicales et lyriques auront eu la chance de compter Jacqueline Desmarais parmi leurs mécènes. Quatre ans après sa fondation en 1977, le Domaine Forget deviendra l’une des premières institutions à bénéficier de son soutien, lequel sera maintenu, comme l’affirme la directrice générale, Ginette Gauthier, à toutes les étapes du développement de son festival et de son académie. Pour l’année 2018, le fonds de bourse qu’elle a institué permet de mettre à la disposition de 150 jeunes artistes une somme de 165 000 $ pour assister à des classes de maître.

L’Opéra de Montréal est aussi devenu un terrain privilégié pour son action philanthropique. Après avoir été nommée au sein de son conseil d’administration en 1984, elle fonde en 1989 la Guilde de l’Opéra, dont la mission est de promouvoir la compagnie et d’assurer sa stabilité financière. Elle lui consent, dès sa création, un don de 100 000 $. C’est également en 1984 que l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal est créé et sa première directrice, Yvonne Goudreau, pourra compter sur l’aide de Jacqueline Desmarais pour s’acquitter du développement et de la formation d’une relève lyrique. L’actuelle directrice de l’Atelier, la soprano Chantal Lambert, rappelle que l’aide de Madame Desmarais aux résident-e-s de l’atelier leur a permis de suivre des cours privés, mais également de subvenir à leurs besoins concrets. Lors de la première de l’opéra Svadba à l’Espace Go le 23 mars 2018, et devant un auditoire qui allait voir se déployer d’anciennes et actuelles résidentes de l’atelier dans le magnifique opéra de chambre d’Ana Sokolović, c’est une Chantal Lambert fort émue qui évoquait la mémoire de Madame Desmarais et la remerciait au nom des jeunes artistes de l’atelier, dont elle avait été au fil des années la marraine.

Le mécénat de Jacqueline Desmarais franchit les frontières du Québec lorsqu’elle décide d’apporter son soutien au Metropolitan Opera de New York, dont elle devient membre du Conseil d’administration en 2007. Elle compte parmi ceux qui croiront à l’audacieux projet de son directeur général, Peter Gelb, de diffuser – en direct et haute définition – les productions de la compagnie new-yorkaise sur les écrans de cinéma de la planète lyrique dans son ensemble. Elle consentira un don majeur pour la transmission au Québec et au Canada de la série qui a démarré le 30 décembre 2006 et a séduit de façon particulière les opéraphiles du Québec, dont l’intérêt pour cette activité lyrique « au cinéma » s’est maintenu depuis 12 ans.

Lucien Bouchard et Jacqueline Desmarais

En fine stratège, la nouvelle mécène du Met a toutefois eu une pensée pour ses artistes. Comme le rapporte Caroline Rodgers dans un article publié dans La Scena musicale : « Quand on m’a demandé d’aider le Met, j’ai dit oui, mais j’ai dit que j’aiderais en priorité des projets auxquels des artistes canadiens participent. ». C’est ainsi que sont nés des projets qui ont permis à Yannick Nézet-Séguin et Layla Claire de se distinguer au pupitre et sur la scène, et à Robert Lepage de mettre en scène la Tétralogie de Richard Wagner. Jacqueline Desmarais était d’ailleurs sur la ligne de départ du Ring de Robert Lepage en septembre 2012, lorsqu’il a coprésidé la présentation de Das Rheingold (L’Or du Rhin).

Outre les compagnies lyriques, les deux orchestres symphoniques montréalais ont bénéficié de sa passion pour la musique. Son généreux soutien a permis d’assurer la pérennité de l’Orchestre Métropolitain, et celui-ci a d’ailleurs pu récemment effectuer, avec le succès qu’on lui connaît, une grande tournée européenne… où Yannick Nézet‑Séguin a notamment accordé une place de choix à son protégé Stéphane Tétreault. S’agissant de l’Orchestre symphonique de Montréal, Madame Desmarais aura été, comme l’affirme le président de son conseil, Lucien Bouchard, « intimement liée à l’histoire et au développement de l’Orchestre ». L’une de ses contributions les plus durables est sans contredit le don substantiel qu’elle a effectué pour doter la nouvelle Maison symphonique de Montréal d’un orgue de calibre mondial. Réalisé par la maison Casavant Frères, l’orgue fut inauguré le 28 mai 2014 et porte d’ailleurs, comme elle en avait exprimé le souhait, le nom de Pierre Béique, qui fut le fondateur et premier directeur général de Lucien Bouchard et Jacqueline Desmarais l’OSM de 1939 à 1970.

Sophie Desmarais et Jacqueline Desmarais Gala des Prix Opus, Année XIX, 2016

D’autres institutions culturelles ont également reçu l’appui de Jacqueline Desmarais, en particulier deux institutions muséales pour lesquelles elle avait un attachement particulier : le Musée des Beaux-Arts de Montréal et le Musée de Charlevoix. Il importe de souligner que la mécène lyrique était également une philanthrope sociale et a soutenu des institutions comme l’Hôpital Sainte-Justine et La Rue des femmes. À la première, elle a notamment consenti en 2016 un don de 12 millions de dollars qui a permis de construire un pavillon destiné à des unités spécialisées dans ce Centre hospitalier universitaire mère-enfant associé à l’Université de Montréal. Pour la seconde, elle a contribué au financement des activités de cet organisme qui offre un hébergement d’urgence aux femmes itinérantes de Montréal… aujourd’hui accueillies à la « Maison Jacqueline ».

Envers celle qui a affirmé n’avoir jamais recherché, par son mécénat, que « des honneurs », de tels honneurs ont pourtant afflué en grand nombre. Pour saluer sa générosité « par amour pour la musique et pour le chant », de nombreuses institutions, qui ont cru à la sincérité de son engagement, lui ont accordé les plus grands honneurs. Dans le domaine de l’opéra, elle a été intronisée au Panthéon canadien de l’art lyrique en 1996 et a reçu un hommage de la Fondation de la Place des Arts en 2001. Elle reçoit le Prix Hommage du Conseil québécois de la musique en 2016 et est faite, la même année, Compagne des arts et lettres du Québec en 2016.

L’Opera Canada Award (Rubies) lui a été également été accordé en 2011 et le Council for Canadian American Relations lui a attribué en 2014 le premier prix pour contributions exceptionnelles aux arts au Canada et aux États-Unis.

Jacqueline Desmarais en compagnie du recteur Guy Breton et de la doyenne de la Faculté de musique, Isabelle Panneton, lors de la remise d’un doctorat honoris causa de l’Université de Montréal

Sa contribution aux arts, à la musique et à l’opéra a été saluée par son admission au sein de l’Ordre du Canada, dont elle a été élevée au rang d’Officière en 2013, de l’Ordre national du Québec dont elle a été faite Grande Officière, et de l’Ordre de Montréal dont elle a été nommée Commandeure en 2017. Et de la République française, elle aura reçu la Légion d’honneur en 2011. Une distinction qui l’aura particulièrement touchée fut l’attribution, lors de la collation des grades de la Faculté de musique de l’Université de Montréal, le 13 octobre 2011, d’un doctorat honoris causa soulignant « l’étendue et la durée de son engagement envers la musique » et sa contribution « au développement des talents de chez nous, à la diffusion de la musique et à l’enseignement de la musique à l’Université de Montréal ».

 Ces honneurs, Jacqueline Desmarais les a souvent acceptés, comme elle se plaisait à le dire, « au nom de [s]es enfants ». Ce sont ces enfants qui continueront la vie de Jacqueline Desmarais, la grande mécène lyrique, à qui L’Opéra – Revue québécoise d’art lyrique rend un hommage si mérité.

* Citée dans Caroline Rodgers, « La passion de l’opéra », La Scena musicale, 1er février 2013.


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