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YVES BONNEFOY : LA VOIX D’UN GRAND POÈTE DISPARU

YVES BONNEFOY : LA VOIX D’UN GRAND POÈTE DISPARU

PHOTO: Yves Bonnefoy (1923-2016 †)

Un grand, un très grand poète nous a quittés le 1er juillet 2016. Dans le privé, l’homme témoignait d’une attention peu commune envers ses interlocuteurs qu’il gratifiait, à propos des choses les plus banales, de paroles aussi originales et profondes que celles qu’il savait écrire : selon le mot du galeriste montréalais Simon Blais, Yves Bonnefoy était un « géant de la francophonie ». On attend le Pléiade qui sera consacré à son oeuvre poétique. (1) Je tiens L’Arrière-pays pour l’un des plus beaux poèmes en prose de la langue française : « J’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude, à des carrefours. Il me semble dans ces moments qu’en ce lieu ou presque : là, à deux pas sur la voie que je n’ai pas prise et dont déjà je m’éloigne, oui, c’est là que s’ouvrait un pays d’essence plus haute, où j’aurais pu aller vivre et que désormais j’ai perdu… ». (2) Mais c’est pour écrire vingt pages plus loin : « Je dirai d’abord que si l’arrière-pays m’est resté inaccessible – et même je le sais bien, je l’ai toujours su, n’existe pas – il n’est pas pour autant entièrement insituable, pour peu que je renonce aux lois de continuité de la géographie ordinaire… ». (3) 

Je partage sa quête d’une transcendance athée selon laquelle « Dieu est mort, mais le divin lui survit (4) ». À la différence des théologies qui reportent l’absolu dans un ailleurs inaccessible, c’est dans la musique qu’il en trouvait concrètement la présence, un concept essentiel chez lui. Il a le plus éloquemment parlé de la voix chantée, évoquant en termes inédits l’interprète inoubliable du Chant de la terre, Kathleen Ferrier, atteinte d’un cancer de la gorge : 

Toute douceur toute ironie se rassemblaient
Pour un adieu de cristal et de brume,
Les coups profonds du fer faisaient presque silence,
La lumière du glaive s’était voilée.
Je célèbre la voix mêlée de couleur grise... (
5) 

Il a davantage écrit sur le monde des arts plastiques que sur la musique, mais il avait accepté de collaborer à un livre d’artiste, Quêtes d’absolus, publié à Montréal en 2009 aux éditions Simon Blais pour lequel il avait révisé et complété un texte de 1958, « Poésie et musique », lu naguère au micro de Maryvonne Kendergi, une musicographe très connue en son temps au Québec, et avait réuni, sous le titre Ut musica poesis, trois poèmes sur la musique, dont un inédit. Dans un disque encarté dans cette publication, on l’entend les lire et on peut savourer un enregistrement inaccessible du Chant de la terre par Kathleen Ferrier. Dans une autre publication, somptueuse, du même éditeur, Quêtes, à tirage limité, on peut trouver la version manuscrite de ces poèmes et une série de cinq gravures de l’artiste montréalaise Carol Bernier, inspirées par L’Arrière-pays. 

Comme quelques rares grands critiques musicaux ou des écrivains d’exception, Bonnefoy savait faire cette chose si difficile qui est d’écrire sur la musique. C’est dans une loge d’opéra qu’il découvrit la dimension métaphysique de l’art lyrique. À propos de ces voix dont le poète n’entend que les sons, il écrit : « Des hommes et des femmes chantent quelque chose de rouge, on dirait un feu […]. Je murmure “On dirait la langue des dieux.” Quelqu’un alors, à côté de moi, avec un mouvement de surprise, et se tournant à demi : “Mais ce sont les dieux.” (6) » Pourquoi ? Parce que dans la musique d’un opéra, Bonnefoy trouvait ce qui manquait à la poésie seule : 

Oui, c’est bientôt périr que de n’être que parole,
Et c’est tâche fatale et vain couronnement. (
7) 

Que lui manque-t-il ? La musique. Au début de l’air de Papageno, dans La f lûte enchantée, il entend « un commencement d’absolu (8) ». La musique rend ainsi présente ce qui, dans la poésie, n’est qu’aspiration métaphysique : notre besoin d’images « révélerait en nous la recherche sans fin d’une transcendance (9) ». Bonnefoy la trouve dans le Don Juan de Mozart : Don Giovanni « est moins le déni de l’idée de Dieu que la nostalgie qui ne se pardonne pas de ne pouvoir l’égaler. […] Le malheur de Don Giovanni serait de ne pas pouvoir être – lui simplement l’auteur d’une sérénade – ce musicien que Mozart réussit à devenir, à plus haut niveau dans l’esprit ». (10) Dans l’opéra, la musique est rédemption de la poésie. Bonnefoy retrouve ici la grande leçon du Capricio de Richard Strauss dans lequel la comtesse, incarnation polyandre de l’opéra, veut s’unir au poète et au musicien : 

Ô parole du son, musique des mots,
Tournez alors vos pas l’une vers l’autre
En signe de connivence, encore, et de regret,
 

écrit-il dans son sonnet « Mahler, le chant de la terre (11) ». C’est en cela que, pour Bonnefoy, « Mozart écrivant “vorrei e non vorrei” » et Mahler, « L’adieu », sont bien « ce qu’instinctivement nous appellerions des poètes ! » (12)

Sa parole, sa voix, sa présence me manqueront. On peut toujours lire ou relire son oeuvre… 

Carol Bernier, « L’arrière-pays 1 », eau-forte 5/25, 30 x 45 cm, tirée de « Quêtes », Éditions Simon Blais, Montréal, 2009


Liste des sources en référence:

1 

En attendant, voir l’édition (bilingue !) de sa poésie complète chez l’éditeur italien Mondadori (2010). 

2 

L’Arrière-pays [1972], Paris, Gallimard, 2003, p. 9. 

3 

Ibid., p. 33. 

4 

« Étienne Durand » (1990), dans Dessin, couleur et lumière, Paris, Mercure de France, 1995, p. 17. 

5 

Poèmes, Paris, Mercure de France, 1978, p. 137. 

6 

« Voix rauques », dans Récits en rêve, Paris, Mercure de France, 1987, p. 186. 

7 

« Une voix », dans Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), repris dans Poèmes, op. cit., p. 67. 

8 

« Poésie et musique », dans Quêtes d’absolus, op. cit., p. 12. 

9 

« Entretiens avec Bernard Falciola » (1972), dans Entretiens sur la poésie (1972-1990), Paris, Mercure de France, 1990, p. 42. 

10 

« Mozart en son point du monde » (1991), dans Yves Bonnefoy, Dessin, couleur et lumière, Paris, Mercure de France, 1995, p. 182 et 184. 

11 

« Mahler, le chant de la terre », dans La longue chaîne de l’ancre, Paris, Mercure de France, 2008 


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