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LA CANTATRICE CANADIENNE ÉVA GAUTHIER

LA CANTATRICE CANADIENNE ÉVA GAUTHIER

Le journaliste et mélomane Normand Cazelais vient de faire paraître une biographie romancée de la cantatrice canadienne : Éva Gauthier – La voix de l’audace. En voici des extraits reproduits ci-dessous avec la permission de l’auteur et de la maison d’édition, Groupe Fides inc.

L’idée d’une biographie sur Éva Gauthier s’est imposée alors qu’une recherche était entreprise sur l’intérêt mutuel que se portaient Maurice Ravel et George Gerswhin, deux musiciens issus de deux univers totalement différents. Nous avons alors appris qu’ils se sont rencontrés à New York dans l’appartement... d’Éva Gauthier, à son initiative. C’était le 7 mars 1928, à l’occasion du cinquante-troisième anniversaire du compositeur et concertiste français.

Éva Gauthier les connaissait très bien : ils étaient ses amis. Des amis qui vivaient l’un en Europe, l’autre en Amérique. Qui appartenaient l’un à la musique dite classique, l’autre à la musique populaire et au jazz, alors considéré par beaucoup comme une « musique de nègres ». Plus encore, elle interprétait avec grand talent et audace les œuvres vocales de chacun.

Toute sa vie, Éva Gauthier a été une femme d’avant-garde. Elle a défendu les œuvres vocales de Stravinsky, de Satie, de Ravel et d’autres compositeurs « modernes », au grand dam souvent des pontifes de la « grande musique ». Tout en interprétant par ailleurs des chants folkloriques de son Canada français natal ou des mélodies originaires de Java où elle avait vécu quatre ans avant la Première Guerre mondiale.

 À son arrivée aux États-Unis, jeune femme encore, elle a fait la tournée des théâtres de vaudeville d’un bout à l’autre du pays. Pendant des années, ses concerts à l’Aeolian Hall de New

York ont constitué des événements fort courus de la scène lyrique de la métropole américaine. Très tôt divorcée, ce « petit bout de femme » – elle ne faisait pas cinq pieds – a mené sa carrière, seule, sans imprésario.

Autrement dit, un personnage!

Dès les débuts, ses récitals ont démontré sa curiosité pour toutes les formes musicales venues d’Orient, issues du jazz, du folklore ou des tendances les plus modernes de la musique dite sérieuse. Plus de six cents oeuvres de tout horizon se sont ainsi inscrites à son répertoire, souvent contre vents et marées. Sa curiosité certes, mais aussi son goût sûr et son grand talent pour les interpréter et leur insuffler une âme supplémentaire. Femme seule, jalouse de sa vie privée, indépendante sans agent ni mari pour promouvoir sa carrière, née à Ottawa, francophone d’origine dans un monde anglosaxon, elle a développé des liens étroits, faits de respect mutuel, avec nombre de compositeurs, d’interprètes et de chefs d’orchestre.

Programme du récital de musique ancienne et moderne pour la voix qu’a donné Éva Gauthier le 1er novembre 1923, récital au cours duquel elle a présenté George Gershwin.

Née en 1885, décédée en 1958, Éva Gauthier était une exploratrice-née. Et une artiste qui savait reconnaître la flamme d’une oeuvre et le talent des compositeurs. Toute sa vie, elle a su construire des ponts, entre des univers musicaux et culturels, entre des artistes et musiciens. Son éclectisme, plusieurs l’ont relevé, était sa « carte de visite ». Tout au long de sa carrière à New York, son récital annuel était considéré comme un « événement ». Sa performance avec Gershwin sur la scène de l’Aeolian Hall en 1923, qualifiée d’« historique » par plusieurs observateurs, a marqué les mémoires. En Amérique, elle a connu peu de rivales et de rivaux en la matière. Henry Taylor Parker, influent critique de Boston, a notamment soutenu qu’« elle était à l’interprétation de la mélodie moderne et ultramoderne ce que la soprano d’origine écossaise Mary Garden était à l’opéra. »

Si elle a vécu à l’extérieur de son pays natal, elle a gardé envers lui un profond attachement. Elle assistait régulièrement aux concerts de musique et d’artistes canadiens qui se donnaient à New York. Se souvenant entre autres du traitement que lui avait réservé le Premier ministre Mackenzie King, elle déplorait la façon dont le Canada traitait ses musiciens. Elle regrettait également que « les Canadiens préfèrent écouter des artistes étrangers plutôt que les leurs. »

Femme de cœur et de volonté, Éva Gauthier reste, plusieurs décennies après sa mort, une personnalité fascinante. Sa vie pourrait être aisément portée au cinéma.

Peut-être est -ce son ami le compositeur américain Walter Kramer qui lui a rendu le meilleur hommage :

Tous les compositeurs de notre époque ont envers elle une dette de reconnaissance pour l’intérêt qu’elle a porté à la musique vocale contemporaine et pour son refus de laisser la musique s’immobiliser dans ses formes traditionnelles. Car sans les Éva Gauthier du monde, il n’y aurait jamais d’auditoire pour la musique de ces compositeurs qu’on dit “d’un siècle en avance de leur temps”.

Les compositeurs de son époque certes, mais aussi les musiciens et mélomanes d’aujourd’hui et de demain.


Notes de l’auteur

Et pourquoi une biographie romancée ?

 D’abord et avant tout parce que je ne suis pas un universitaire de carrière ayant accès à toutes les archives disponibles et, chose qui a son importance, aux fonds de recherche idoines. J’ai préféré une approche que je qualifierais d’affectueuse. Moins objective, plus libre. Sous certains aspects, Éva Gauthier me fait penser à ma grand-mère maternelle née en 1881, elle aussi femme de petite taille. Et de caractère. Grâce à un ami de la famille, Sir Wilfrid Laurier lui-même, et surtout à sa femme, dite tante Zoé ou Lady L, Éva Gauthier a pu recevoir, dès l’âge de dix-sept ans, une solide formation musicale en Europe. Elle a même accompagné, lors de sa tournée d’adieu, la grande Emma Albani qui la présentait comme son héritière.

En consultant les sources – surtout indirectes et peu abondantes, il faut dire – qui m’étaient accessibles, je me suis attaché à cette femme au parcours singulier. Une forme de coup de foudre intellectuel. En me fiant à des témoignages, à quelques écrits de sa main, « romancer » sa vie m’a permis d’imaginer des pans de sa personnalité et des dialogues, de plonger dans son intimité, d’inventer des êtres – tel Archie, son amant secret, tel le Franco-américain Octave Lemay – qu’elle aurait pu connaître ou aimer.

Sauf ces quelques écarts, ce que racontent ces pages correspond formellement à des épisodes de son existence. Je n’ai pas franchi les limites qu’elle protégeait jalousement : c’est pourquoi, par exemple, je n’ai guère parlé de ses relations avec son fils car elle a toujours eu le souci de le mettre à l’abri des regards. Prénommé Evan, il a eu Gauthier-Knoote comme patronyme. Après avoir passé les trois premiers mois de son existence à l’hôpital, il a vécu plusieurs années dans une famille de Chicago. Les Hammond ont assuré son éducation, de concert avec sa mère qui revenait le voir régulièrement. Evan, dont j’ai modifié ici la date et les circonstances de la naissance, a toujours considéré Frans Knoote comme son père. Il a eu lui-même au moins un fils, Mark, qui s’est préoccupé à ce jour de garder vivante la mémoire de sa grand-mère.

Fréquenter de la sorte Éva Gauthier m’a fait plonger au sein de diverses minorités : les francophones de souche en Amérique du Nord, les expatriés européens à Java, les aficionados de la musique moderne. À une époque d’une grande effervescence culturelle, cette femme hors du commun a connu des gens fascinants, eux-mêmes porteurs d’une nouvelle esthétique qui s’épanouira plusieurs décennies plus tard. Éva Gauthier est tombée dans un injuste oubli. Pour ce motif, il nous apparaissait essentiel de raconter son cheminement et de susciter ainsi un nouvel intérêt à son endroit.


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