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IDÉES- La voix de la précarité- Pour une réforme du secteur lyrique montréalais

IDÉES- La voix de la précarité- Pour une réforme du secteur lyrique montréalais

En 1994, j’entrais, pour un stage de deux années, à l’Atelier de l’Opéra de Montréal après une maîtrise en interprétation chant de l’Université de Montréal. L’avenir était empli de promesses. Des « moyens » nos deux institutions québécoises d’opéra semblaient en regorger; les saisons à l’Opéra de Montréal se déclinaient en 7 et bientôt 8 productions, sur 6 soirs en moyenne et un grand gala pour plus de 42 représentations annuellement. L’Opéra de Québec ajoutait à l’offre jusqu’à 3 productions pour 7 représentations supplémentaires. Le monde lyrique professionnel québécois générait près de 50 représentations par saison, couplés aux engagements réguliers émanant de nos orchestres établis, c’était presque l’abondance pour ceux d’entre nous qui rêvions de prendre appui sur du « travail à la maison » afin de développer quelque chose comme une carrière, non pas devenir riches et célèbres, simplement envisager de vivre en partie de son art chez soi et, qui sait, prendre son envol pour l’ailleurs. Oui, les classes de chant de nos institutions d’enseignement, soutenues par force deniers publics, faisaient partie d’un écosystème cohérent. Pendant près de dix ans, jusqu’à la première moitié des années 2000, la progression du secteur lyrique professionnel québécois était palpable, enthousiasmante, porteuse d’espérance. 

En 2008, je remportais le Prix Opus du rayonnement à l’étranger. Étant donc, depuis plusieurs saisons, occupé sur d’autres scènes à l’extérieur du pays, comme beaucoup de mes collègues québécois de l’époque, je ne réalisais pas encore la décroissance qui venait, depuis peu, de frapper les maisons d’opéra de la belle province. En effet, en moins de quinze ans, le nombre de représentations chutait de moitié; de 50 à 25. Précisons que le déclin a été nettement moins dramatique dans la vielle Capitale grâce à une direction stable et inspirée qui mettait en place, avec succès, dès 2011, un Festival d’été d’Opéra et, compensait ainsi son retour en 2005 à 2 productions par saison. Dans le même laps de temps, la maison montréalaise passait, elle, de 42 à quelques 16 soirs en moyenne à l’orée de 2020, soit une diminution approximative de 62% du nombre de représentations « professionnelles ». Cette dernière, vaisseau amiral du secteur retournait donc à un niveau d’activité quasi comparable à celui de son année de fondation, quarante ans plus tôt, en 1980. Par conséquent, c’est donc à celle-ci, en raison de son importance symbolique et objective qu’il m’importe de m’attarder plus avant. 

« Nous avons le privilège de présenter de l’art lyrique dans l’une des villes les plus énergiques, dynamiques et créatives du monde » peut-on lire sur le site de la compagnie.  Nous en convenons tous, Montréal est une ville d’opéra et aussi d’opérette (nous l’aurions oublié); toute personne au fait de l’histoire de l’art lyrique québécois sait, ses racines profondes, la ferveur de ses nombreux amateurs et les succès des compagnies qui tout au long du 20ième siècle sont annonciatrices de l’OdM actuel. Paradoxalement et, inversement à la contraction de ses saisons, le budget de la maison, lui, a continué de croître. Les postes s’additionnent même dans les bureaux, l’équipe montréalaise passe de 9 personnes après la « crise de gestion et gouvernance » de 2006 à 28 aujourd’hui. On constate que finalement on fait moins avec plus. 

« Que s’est-il donc passé pour que nous en arrivions là » serait très certainement une question qui mériterait d’être posée; sous-financement structurel, la crise ci-haut mentionnée, la crise économique de 2008, les chantiers urbains, la concurrence de l’opéra au cinéma, la webdiffusion, la mondialisation, seraient à coup sûr de celles invoquées. Mais est-ce que ceci pourrait complètement expliquer cela? Est-ce que la maison ne souffrirait pas depuis trop longtemps d’une vision artistique défaillante couplée à une succession de gestions apathiques? Si l’opéra reste stable, mais tout de même sans croissance, dans la vielle Capitale en raison de choix artistiques porteurs, à la décharge de celle montréalaise, concédons que les difficultés qu’elle éprouve ne sont pas complètement étrangères à celles que vivent bon nombre de compagnies de la planète lyrique fonctionnant majoritairement et toujours, pour leur grand malheur, sur un modèle d’affaires issu des années 70; modèle qui est en voie de couler une importante quantité d’entre-elles. En ce sens, Montréal ne fait pas pire que bien d’autres; son modèle d’affaires est simplement révolu et ce, surtout pour un marché à l’identité forte et définie comme celui de Montréal; plus grande ville française d’Amérique du nord avec une population tout à fait équivalente à celle de Vienne. Concédons-lui aussi que, si dans sa forme l’opéra peut appeler, à tort ou à raison, à toutes les excentricités dans ses manifestations, il demeure très conservateur dans sa gestion administrative. Toutes les pistes de solutions existent et sont de plus en plus appliquées; Paris, en partie sous les pressions du milieu français de l’opéra, est un exemple de compagnie s’engageant sur le chemin de la réforme. Montréal doit impérativement faire de même.

Faisant preuve d’une résilience hors du commun, le milieu de l’art lyrique québécois résiste, spécialement en ce temps de pandémie mais, ses ressources et son espérance s’épuisent. Considérant que la génération lyrique récente n’a jamais autant brillé à l’internationale et que la plus expérimentée demeure pertinente, nous avons réuni une rare profondeur de talents qui devrait servir de socle à une véritable stratégie nationale visant à inverser cette décroissance et, revenir minimalement aux années d’abondance voire, les surpasser et ce, afin que la voie lyrique québécoise soit de moins en moins celle de la précarité. Une réforme en profondeur s’impose. 60 représentations par année et même plus devraient être dans la mire des préoccupations conjointes des gestionnaires actuels. C’est à l’aune de ces cibles que seulement pourraient se justifier tous les efforts publics consentis ainsi que serait conséquente l’assurance que nous aurions à encourager la génération montante à s’engager sur cette voie honorable qui perpétue une tradition ancrée dans notre histoire. 

Note : Les opinions exprimées par les auteurs et autrices dans cette revue ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction


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