GUILLAUME COUTURE: LA CENSURE À L’OPÉRA : LE CAS DE 1884
La censure et l’opéra, sacré sujet ! Si certains cas d’interdictions épiscopales touchant le théâtre sont largement connus (on pense ici au fameux cas de Tartuffe, à la venue de Sarah Bernhardt en 1880 où le théâtre était dans la ligne de mire du clergé), à l’opéra la censure semble plus rare. Et pourtant, un cas illustre vaut un arrêt momentané : la controverse entourant la venue à Montréal en 1884 de la troupe Great French Opera Company, fondée par le célèbre Maurice Grau (1849-1907), l’un des premiers directeurs de Metropolitan Opera Company de New York.
Lors de son passage du 29 janvier au 5 février 1884, la troupe présente La princesse des Canaries et La fille de Madame Angot de Lecocq, La vie parisienne, La jolie parfumeuse, La Grande- Duchesse de Gérolstein et La fille du tambour-major d’Offenbach et Boccace de Suppé. Une critique de ces représentations paraît dans le journal La Patrie sous la plume du compositeur, enseignant, directeur musical et critique Guillaume Couture (1851-1915), figure capitale de notre histoire musicale. Comme critique, Couture est réputé intransigeant et suscite la polémique. L’une d’elles : la moralité des opéras français présentés par la troupe de Grau en 1884.
Premières traces de censure lyrique
La première intervention notable et spécifique contre l’opéra proviendrait de Mgr Bourget le 21 juillet 1859, dans une circulaire implacable contre le théâtre, l’opéra et le cirque envoyée à son clergé.
Veuillez bien donner au prône, aussitôt la présente reçue, des avis sévères contre l’Opéra, le Théâtre, le Cirque et d’autres divertissements profanes qui sont aujourd’hui, pour nos villes et nos campagnes, un vrai sujet de campagne.(1)
Plus loin, Mgr Bourget insiste même sur le danger que représente la venue de troupes étrangères.
Ces désordres sont d’ailleurs d’autant plus à regretter qu’ils pourraient bien nous attirer le terrible châtiment d’une mauvaise récolte, et ruiner ainsi toutes les espérances que nous formons d’une bonne moisson, à la vue de nos riantes campagnes. […] Comme donc nous devons nous indigner d’une juste colère, contre ces étrangers sans aveu qui viennent ainsi nous exposer à mériter le courroux du Ciel, en empoisonnant notre terre par leurs dangereux spectacles ! (2)
Presque dix ans plus tard, Mgr Bourget récidive contre l’opéra. Le 29 août 1868, il signe la « Circulaire de Mgr l’évêque de Montréal contre le théâtre » dans laquelle on trouve un passage qui condamne spécifiquement l’opéra-bouffe.
La véritable mise à l’épreuve de la résistance ecclésiastique se jouera à Montréal, à l’été 1868, lorsqu’une troupe de comédiens français, dirigés par un artiste du nom de Bateman s’annonce pour la fin août. Leur programme comporte deux opérettes d’Offenbach : La Grande-Duchesse de Gérolstein et La belle Hélène. Le sujet de ces deux oeuvres repose sur l’adultère ; ce qui répond assez mal, à l’époque, aux règles morales d’un spectacle. (3)
Dans sa circulaire, Bourget n’est pas tendre envers l’opéra-bouffe.
Les journaux de cette ville nous apprennent l’arrivée prochaine d’une troupe d’acteurs étrangers [...]. Cette nouvelle a de quoi nous affliger tous, N.T.C.F. [Nos Très Chers Frères], et doit nous inspirer des craintes plus sérieuses que si l’on nous annonçait une nouvelle apparition du choléra ou du typhus ou ces affreux tremblements de terre qui, dans ces derniers temps, ont causé tant de ravages, englouti en un instant des villes entières et répandues partout la consternation et la frayeur. […]
C’est ce que nous allons faire tous ensemble, N.T.C.F., pour empêcher que Dieu ne soit horriblement offensé, comme il le serait incontestablement, si le théâtre qui doit s’ouvrir était malheureusement fréquenté par nos Catholiques. Pour notre ville, l’Opéra Bouffe est ce qu’était pour Amalphi le buffle qui, en jetant le peuple dans la dissipation d’un plaisir profane, faillit causer sa ruine. (4)
D’autres cas concrets de désaveux de l’opéra s’ajoutent. En octobre 1874, la chanteuse Marie- Aimée et sa troupe, la New French Opera Bouffe Company, débarquent à Montréal pour y jouer des opérettes d’Offenbach et de Lecocq (aussi au programme en 1884). Mgr Bourget réagit aussitôt que le spectacle est annoncé :
Nous avons appris, avec une profonde douleur que, sous peu de jours, notre ville va encore être le triste théâtre d’un déplorable scandale, qui ne saurait manquer d’enfanter de très-grands crimes [sic] et d’attirer sur elle de terribles malédictions. […] Déjà, enfin sont signalés aux insensés amateurs de théâtre, des pièces notoirement connues pour excessivement immorales, quelques-unes même comme étant l’égout le plus infect de tout ce que le théâtre français produit de plus sale et de plus révoltant pour la pudeur. (5)
L’opéra dans les moeurs lyriques en 1884
Pour Guillaume Couture, il semble vain de décrier des spectacles pour lesquels l’intérêt de la population est évident. Le théâtre (et l’opéra) est entré dans les moeurs ! Certes, Couture reconnaît à l’opéra et au théâtre une force de transformation des moeurs, ce que l’Église, précisément, craint.
La révolution est complète, aussi bien chez les femmes que chez les hommes. Le sexe aimable était peut-être plus nombreux que le sexe fort. Nous avouons en toute franchise que la soirée n’en a été que plus agréable. Le coup d’oeil y gagnait en gaieté, la conversation y gagnait en animation. La femme apprend ainsi quelle confiance elle doit accorder à ceux qui médisent de l’opéra français. Elle apprend à respecter et avoir confiance en ceux qui valent mieux que la soumission aveugle. Plus d’une femme a dû se dire : Mlle Angèle est vraiment jolie, vraiment gracieuse ; Mlle Aimée est bien fine, bien gentille, Mlle Fouquet est très élégante, très imposante, mais… moi aussi je suis jolie et gracieuse ; moi aussi je suis fine, gentille, élégante, imposante ; mon mari s’il fait des rapprochements, s’en apercevra facilement et ne pourra que m’en aimer davantage. [...] Dès lors que l’homme s’aperçoit que sa femme a un mérite au moins égal à une autre pour laquelle il a de l’admiration, il lui reportera certainement cette même admiration au centuple, le théâtre, à cet égard, est un agent supérieur, un tonique puissant. (6)
Dans son article du 4 février 1884, Couture s’en prend à ceux qui médisent des spectacles d’opéra sous prétexte de son immoralité :
Pauvre opéra-bouffe. Il peut se vanter d’être joliment incompris. La clarté de son nom, pas plus que le dictionnaire, ne peut arriver à lui rendre justice. Pour certaines gens, l’opéra-bouffe est, et reste, un opéra immoral ! (7) Dans le même article, Couture dresse aussi une liste de près de 30 des plus grands opéras en donnant une raison pour chacun de les condamner : « Faust : séduction et infanticide. Roméo et Juliette : amour passionné, duel, suicide. […] Hamlet : adultère et meurtre […]. (8) Il poursuit ensuite :
Toute plaisanterie qui ne sera pas sérieuse, à l’index ?
C’est un décret bien rigoureux aussi, le public, entraîné par la force de l’exemple, se révolte-t-il bel et bien, quitte à produire un schisme dont la secte rigoriste devra supporter la lourde responsabilité.
Savez-vous qu’avec ce système d’éplucher les opéras, rien ne resterait debout !...... Faisons une petite revue :
Liste des plus grands opéras et leurs épithètes créées par G. Couture
- Faust : séduction et infanticide.
- Roméo et Juliette : amour passionné, duel et suicide.
- Mireille : meurtre.
- Le médecin malgré lui : expériences…. . physiologiques.
- Figaro : audaces de page, intrigues d’amour.
- Cosi fan tutte : situations plus que risquées.
- Don Juan : … connu.
- Le Barbier : connu aussi
- Le comte Ory : croisés…… entreprenants.
- Hamlet : adultère et meurtre.
- Mignon : travestissement et vie galante.
- Philémon et Baucis : amours de Jupiter, infortunes conjugales de Vulcain.
- Tanhaüser –sic- : séjour prolongé au Venusberg.
- Henry VIII : connu.
- Le timbre d’argent : amour de jeu, de l’argent et du plaisir à outrance.
- Le Pré aux Clercs : intrigues de cour.
- Le Domino noir : nonnes……. Joyeuses.
- La Favorite : amours illicites du roi Alphonse XI.
- La traviata : connu.
- La Juive : amours illicites du prince Léopold.
- Les Huguenots : fanatisme religieux, guerre civile, abjuration d’une catholique, scène de baigneuses, orgies, etc.
- Robert le Diable : orgie et ballet de nonnes.
- Et Freischütz et La Muette et Guillaume Tell, et Rigoletto et Le Prophète ?
Ce petit tableau suffit pour démontrer que l’opéra-bouffe n’est pas plus à redouter que le Grand Opéra. Donc, quand on enfourche les grands principes il n’y a qu’une chose à faire : défense complète. Ça n’est pas plus malin que ça. Avez-vous mal à la tête ? Vous la coupez, le mal cesse comme par enchantement. C’est ce qu’on appelle un moyen sûr.Évidemment, la musique en elle même [sic] est inoffensive. C’est le livret, c’est le sujet qui est condamnable.
Il ne reste qu’à proscrire Goethe, Shakespeare, Mistral, Molière, Beaumarchais, Schiller, Dumas, Hugo, etc. et la société ne marchera plus à sa ruine ! On pourra même pour plus de sûreté, défendre d’étudier l’histoire, les sciences, les arts et la littérature, voilà pourtant la conséquence naturelle de l’attitude prise par cer taines personnes vis-à-vis du théâtre ! […] Au point de vue moral, la musique est neutre ; la censure ne tombe que sur l’action. (9)
Si Couture semble comprendre que le début de la censure en opéra ne saurait qu’entraîner une dérive vers des interdictions massives et exagérées, le lendemain, il nuancera toutefois son propos du 31 janvier, alors qu’il parlait de « fulminations impuissantes » et d’« esbroufeurs » :
Notre second article de l’Opéra-français, publié dans La Patrie de jeudi dernier, ayant, à cause de sa forme, été mal interprété, nous sommes obligé de revenir sur ce sujet et d’exprimer notre pensée d’une manière plus explicite et plus catégorique. [...]
Notre faute, dans le cas présent, est d’avoir oublié qu’en généralisant, au lieu de particulariser, nous nous exposions à faire retomber sur tout le clergé, et sur l’Église en général, l’expression de notre indignation : indignation qu’il nous a été impossible de retenir et qui est partagée par toutes les personnes sans parti pris qui ont entendu les vociférations auxquelles nous faisons allusion en ce moment.
Quand nous parlions des diatribes de ces censeurs malveillants ou hypocrites qui posent à l’ascétisme ; Quand nous parlions de ceux qui lancent des fulminations impuissantes ; Quand nous parlions de ces bons apôtres qui ne sont après tout que des esbrouffeurs [sic], nous avions en vue certains prédicateurs –ou plutôt certains sermonneurs-plus imprudents que zélés, plus compromettants qu’utiles, qui, par des exhortations violentes, font souvent plus de mal que de bien. (10)
En 1884, Couture s’insurge donc contre des prêtres qui s’opposaient à des représentations d’opéras-bouffes, tout en reconnaissant le droit de l’Église de « défendre le mal et d’enseigner le bien ». Il s’est porté à la défense de représentations jugées immorales par certains membres du clergé. Pour lui, interdire l’opéra-bouffe était en contradiction avec l’approbation du grand opéra et ne pouvait mener qu’à un excès de censure, brimant ainsi l’accès à des oeuvres de grande qualité.
Liste des sources des appels de notes:
1 |
I. BOURGET. « Circulaire au clergé », 21 juillet 1859, in Mandements, Lettres pastorales et autres documents publiés dans le diocèse de Montréal depuis son érection, Montréal, J.A. Plinguet, 1887, vol. IV, p.14. |
2 |
Ibid. |
3 |
J. LAFLAMME et R. TOURANGEAU. L’église et le théâtre au Québec, Montréal, Éditions Fides, 1979, p. 146. |
4 |
I. BOURGET. « Circulaire de Mgr l’évêque de Montréal contre le théâtre », in Mandements, Lettres pastorales, Circulaires et autres documents publiés dans le diocèse de Montréal depuis son érection. Montréal, J.-A. Plinguet, 1887, vol. V, p.369-371. |
5 |
Id., « Annonce », 1887, vol. VIII, p. 465. |
6 |
G. COUTURE. « L’opéra français : 2e soirée – “La vie parisienne.” », La Patrie (Montréal), 31 janvier 1884, p. 3. [En ligne], http://collections.banq.qc.ca/... (page consultée le 22 avril 2014). |
7 |
Id., « L’opéra français : 4e soirée : “La jolie parfumeuse.” », La Patrie (Montréal), 4 février 1884, p. 2. [En ligne], http://collections.banq.qc.ca/... (page consultée le 22 avril 2014). |
8 |
Ibid. |
9 |
Ibid. |
10 |
G. COUTURE. « L’opéra français : 5e soirée – Quelques mots d’explications : Divorçons, comédie en 3 actes, par V. Sardou.», La Patrie (Montréal), 5 février 1884, p. 2. [En ligne], |