Critiques

CRTIIQUE- Opéra de Montréal- Written on skin, Agnès et Mélisande

CRTIIQUE- Opéra de Montréal- Written on skin, Agnès et Mélisande


Magali Simard (Agnés) et Daniel Okulitch (Le Protecteur)
Written on Skin de Martin Cirmp et George Benjamin
Opéra de Montréal, 2020
Photographie : Yves Renaud


« Un chef d’œuvre », « Le nouveau Wozzeck ». La critique, depuis sa première en 2012, semble acclamer unanimement Written on Skin comme un opéra qui marque l’histoire. Nous n’hésitons pas à rejoindre ce chœur d’éloges et souhaitons les appuyer par quelques considérations portant sur des éléments que la production de l’Opéra de Montréal a permis de mettre en relief encore davantage que l’originale.

S’il faut (mais le faut-il?) mettre en relation l’opéra de Crimp et Benjamin avec un pilier opératique du XXe siècle, nous pencherions vers Pelléas et Mélisande de Maeterlinck et Debussy beaucoup plus que vers Wozzeck de Büchner et Berg. (Le choix d’indiquer en premier le nom de l’auteur du texte – Crimp détesterait qu’on l’appelle « livret » – n’est pas anodin, l’élément littéraire jouant un rôle clef dans la dramaturgie musicale novatrice de ces opéras.) Communs à Pelléas et à Written on Skin, mis à part l’archétype assez basique de l’intrigue (femme mariée (re)trouve l’épanouissement dans une relation secrète avec un proche du mari et meurt), sont la centralité du non-dit (les dialogues elliptiques que la musique complète et enrichit de significations), la dimension symboliste et le caractère suspendu de chaque scène. Ce sont trois caractéristiques que l’Opéra de Montréal a su faire ressortir de façon saisissante par un accord parfait entre la mise en scène et le travail sur la vocalité.

Un personnage profite particulièrement de cette recette : l’Agnès interprétée par Magali Simard-Galdès. Elle n’est pas une Ève tentatrice avec un plan de séduction conscient. Elle est une enfant, tel que son mari – le Protecteur – l’a habituée à être et voudrait qu’elle reste. Agnès est une enfant à la fois dans sa vocalité et dans ses gestes. Jusqu’au moment où elle réalise être une femme – et non une femme quelconque, mais elle-même, Agnès –, le personnage chante avec une voix blanche (on se demande alors si sa sensualité est réprimée ou tout simplement absente) et n’a aucun geste de séduction. C’est le Garçon, dans leur première scène à deux, qui se fait charmer malgré lui (il n’a que des gestes hésitants) par cet être pur : comme le vieux Gustav von Aschenbach qui tremble à la vue du jeune Tadzio dans La Mort à Venise, il est perturbé par cette femme-enfant mais réprime ses élans pour ne pas la perturber en retour. Quand Agnès demande à l’enlumineur d’« inventer une femme […] qui disait que son cœur s’est fendu et tremblait à la vue d’un garçon » (nous citons à partir de la traduction française d’Élisabeth Angel-Perez), elle n’accompagne sa requête d’aucun geste de séduction et semble ignorer l’attraction qu’elle suscite chez lui. Jamais elle ne s’approche du Garçon, jamais sa voix ne trahit le moindre frisson – elle semble vraiment être une fillette qui demande à un « grand » de lui raconter l’histoire du prince charmant.

Luigi Schifano (Ange 1) et Magali Simard (Agnés)
Written on Skin de Martin Cirmp et George Benjamin
Opéra de Montréal, 2020
Photographie : Yves Renau

La transformation de cette femme-enfant en Agnès, lors de sa deuxième scène avec le Garçon, se manifeste dans ces deux paramètres, voix et geste : la voix de la chanteuse perd toute pudeur, acquiert timbre et volume, et utilise maintenant toute sa tessiture – cette voix est comme un corps qui se montre. La mise en scène contribue à visualiser cet épanouissement : le Garçon détache le corsage/cage en cuir qui enchainait Agnès (on comprend donc que sa voix d’enfant signifiait bien la répression et non pas l’innocence enfantine); et c’est maintenant Agnès qui agit (« Love is an act »), en montant sur le Garçon qu’elle couche sur son lit.

Un long silence, fondu enchaîné, le lit ne bouge pas mais c’est maintenant le Protecteur qui s’y trouve, tourmenté par ses rêves. (La mise en scène est volontairement antiréaliste, basée sur une économie de moyens qui permet à certains éléments récurrents de se sémantiser et de se resémantiser au courant de la pièce.) Son propre corselet en cuir prend désormais un sens très fort pour le spectateur. Le Protecteur est de plus en plus enchainé dans son besoin de ne pas voir (« Quel homme faut-il être pour NE-PAS-VOIR », martèlent les anges du rêve) et de repousser la fémininité d’Agnès (dont les avances sont considérées comme des jeux d’enfant – le même jugement émis par Golaud lorsqu’il surprend Pelléas et Mélisande). Le moment de prise de conscience du Protecteur arrive malgré tout, et se fait, lui aussi, à la fois sur le plan vocal et scénique; comme pour Agnès, le Garçon en est le catalyseur. Il ne s’agit pas pour le Protecteur d’arriver à mieux se connaître soi-même (jamais il ne mettra en doute ses conviction et ses actions), mais de connaître sa femme au-delà du rôle de soumise qu’il la force à jouer jusqu’à la fin.

Le Protecteur rencontre le Garçon sous un arbre dont les branches laineuses et tombantes rappellent les longs cheveux de Mélisande qui descendent de la tour et « inondent » Pelléas – symbole de l’acte érotique. Cet arbre symboliserait donc la présence encombrante d’Agnès? La voix de stentor et jusque-là riche en nuances (chaque phrase, chaque mot appelle une inflexion expressive propre) par laquelle Daniel Okulitch donne vie à ce personnage se dissout en pleur au moment où le doute qui le tourmente s’exprime clairement (« Quel est le nom de cette femme? Est-ce Agnès? »). Ce n’est pas seulement l’assurance vocale qui est tuée par la prononciation de ces mots. Sa gestualité et sa fière allure s’écroulent en même temps que sa voix : le Protecteur pose sa tête sur le Garçon qui la soutient et la caresse pieusement comme dans une pietà. Le Protecteur aime le Garçon jusqu’à la fin : ce dernier se donnera à lui – à son couteau qui l’égorge – avec l’abandon doux d’un amant, sous ce même arbre riche en symboles.

Nous n’avons montré que quelques éléments, et beaucoup resterait à dire de la richesse que cette production offre à un opéra déjà extraordinaire. Une interprétation où le visuel et le vocal forment un tout cohérent, symboliste et puissant, grâce à des interprètes exceptionnels.

*****

Written on skin, opéra en trois parties de George Benjamin sur un livret de Martin Crimp Production : Opéra de Montréal Salle Wilfrid-Pelletier, Place des Arts de Montréal, 25 janvier 2020  

INT : Magali Simard-Galdès (Agnès), Daniel Okulitch (Le protecteur), Luigi Schifano (Ange 1 et Le Garçon), Florence Bourget (Ange 2 et Marie), Jean-Michel Richer (Ange 3 et John)
ORC : Orchestre symphonique de Montréal
DM : Nicole Paiement
MS : Alain Gauthier 

Written On Skin

Opéra en trois parties de George Benjamin sur un livret de Martin Crimp

Production
Opéra de Montréal
Représentation
Salle Wilfrid-Pelletier, Place des Arts de Montréal , 25 janvier 2020
Direction musicale
Nicole Paiement
Instrumentiste(s)
Orchestre symphonique de Montréal
Interprète(s)
Magali Simard-Galdès (Agnès), Daniel Okulitch (Le protecteur), Luigi Schifano (Ange 1 et Le Garçon), Florence Bourget (Ange 2 et Marie), Jean-Michel Richer (Ange 3 et John)
Livret
Martin Crimp
Mise en scène
Alain Gauthier
Partager: