Critiques

Tous invités au Twenty-Seven, rue de Fleurus

Tous invités au Twenty-Seven, rue de Fleurus

Le 27, rue de Fleurus – l’adresse parisienne qui a inspiré l’opéra de chambre Twenty-Seven mis en scène par l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal – est à des années-lumière du stéréotype de l’opéra contemporain (à la Licht de Stockhausen, notamment). La musique de Ricky Ian Gordon est stylistiquement beaucoup plus proche de Broadway (d’ailleurs, il vit à New York), mais son opéra n’est pas du tout une comédie musicale. Quand le spectacle commence, on pourrait croire que l’écriture « à la Poulenc » est un choix stylistique postmoderne pour créer une atmosphère « Paris des années folles » (et un même un peu avant, la première scène se déroulant avant la Grande Guerre). Mais non, le style restera en substance le même jusqu’à la fin, une écriture musicale néotonale/néomodale, bien rythmée et très lyrique (la transcription pour violoncelle et piano expressément préparée pour Montréal par Marie-Ève Scarfone accentue sûrement ce caractère chantant et expressif). On sort du théâtre avec des thèmes dans la tête, ce qui n’arrive pas souvent.  

La conception musicodramatique aide : grâce à un emploi parfaitement calibré de thèmes récurrents, de phrases répétées dans des contextes différents, de gestes scéniques presque rituels, le librettiste (Royce Vavrek) et le compositeurs construisent une unité magistrale d’autant plus essentielle pour éviter l’effet de succession d’événements isolés qui guette toujours les œuvres inspirées de la biographie d’un personnage historique (le défaut que nous avons reproché à Champion dans le numéro XX de L’Opéra).

Le 27, rue de Fleurus est l’adresse où vécurent Gertrude Stein et Alice B. Toklas, salon de l’avant-garde artistique – surtout américaine – établie à Paris entre les années 1910 et les années 1930 (c’est à Stein qu’on doit l’expression « génération perdue »). Twenty-Seven touche à plusieurs thèmes inspirés de la vie de ces deux femmes exceptionnelles ayant vécu ouvertement leur relation homosexuelle. Qui est un génie? Quel est le rôle d’un portrait (on est dans le métathéâtre, cet opéra étant lui-même un portrait)? Qui peut juger des actions des autres? Comment faire pour survivre à l’histoire? Ce sont des questions récurrentes et sans réponse, la force du livret étant de ne pas tomber dans les formules et dans les jugements simplistes. Il en ressort un portrait de Gertrude Stein sûre d’elle quand il s’agit de conseiller (et éreinter) un Hemingway, un Man Ray ou un Scott Fitzgerald, mais tourmentée dans son rapport à l’écriture, toujours appuyée par Alice qui ne se limite pas, elle non plus, à revêtir le rôle de « femme du génie », mais qui se questionne sur ce rôle même.

C’est donc une esthétique du « ne pas tout dire ». C’est du vrai théâtre, qui fait réfléchir, qui divertit et émeut sans tomber dans l’excès. C’est du vrai théâtre musical, qui ne se limite pas à mettre en musique un texte mais qui donne au texte une vie musicale qui le transforme. La mise en scène, les décors (Simon Guilbault), les éclairages (Martin Sirois) et les animations vidéo (Félix Fradet-Faguy), superbes, contribuaient largement à la réussite du spectacle : la petite scène du théâtre Centaur est parfaite pour donner l’impression au public d’être assis dans le salon de rue de Fleurus (« Who invited you? », demande plusieurs fois Gertrude Stein aux autres personnages – et au public), et grâce aux effets visuels, le décor devient un personnage à part entière. Les chanteurs incarnent tous avec naturel leur personnage, capables de passer avec souplesse du sérieux à l’humour à la fois vocalement et dans leur jeu théâtral.

Un prologue et cinq actes, pour un total d’une heure quarante environ : autre clin d’œil plus ou moins caché à la tradition de la grandiloquence opératique, cette structure de tragédie lyrique miniaturisée? C’est certainement une belle leçon de style : on peut dire beaucoup de choses sans presque rien affirmer, et faire revivre un monde et ses personnages simplement en les esquissant.   

*****

Twenty-Seven, opéra en un prologue et cinq actes de Ricky Ian Gordon sur un livret de Royce Vavrek

Production : Opéra de Montréal en collaboration avec Centaur Theatre Company

Théâtre Centaur, 23, 24*, 26, 28, 30 et 31* mars 2019

INT : Christianne Bélanger/Rose Naggar-Tremblay* (Gertrude Stein); Elizabeth Polese/Andrea Núñez* (Alice B. Toklas); Rocco Rupolo (Pablo Picasso); Sebastian Haboczki (Francis Scott Fitzgerald); Nathan Keoughan (Leo Stein); Pierre Rancourt (Henri Matisse); Scott Brooks (Man Ray); Brenden Friesen (Ernest Hemingway); Spencer Britten (Le Sammy, soldat américain); Marie-Ève Scarfone (piano); Stéphane Tétreault (violoncelle)

DM : Marie-Ève Scarfone

MES : Oriol Tomas

Production
Partager: