L’OPÉRA À DISTANCE SELON EMMANUEL PEDLER
* Ce texte est la version intégrale du compte-rendu de la conférence préparée par l’auteur, qui est étudiant en musicologie, dans le cadre du cours du professeur Michel Duchesneau sur la médiation musicale à la Faculté de musique de l’Université de Montréal. La version abrégée de l’article est publiée à la page à la page 41 de la version imprimée du numéro 14 de L’Opéra – Revue québécoise d’art lyrique. [1]
L'objet principal des quatre conférences de prestiges données par Emmanuel Pedler à la Faculté de Musique de l’Université de Montréal du 30 octobre au 2 novembre 2017 fut de proposer un ensemble de pistes méthodologiques dans la manipulation de concepts sociologiques appliqués à la culture et à la musique en particulier. Cet objectif entre précisément en résonance avec ce que les théories de Max Weber (1864-1920) [2] à propos de la sociologie de la musique, développées dans l'ouvrage éponyme, permettent d'apporter à un discours scientifique tel que celui qu’a exprimé Emmanuel Pedler lors de ces conférences.
La sociologie de la musique wébérienne étant un projet non abouti datant de la fin de la vie du sociologue allemand (publié à titre posthume en 1921), il convient, selon le conférencier, de compléter ce tableau. Pour ce faire, une démarche apparaît particulièrement éloquente. Il s'agit de la connexion de différents terrains avec le cadre théorique wébérien. Ainsi celui-ci sera-t-il abordé tout au long des conférences non pas en tant qu'objet principal de l'étude mais surtout par le biais de différents travaux ou réflexions mettant en pratique son affrontement au terrain. [3] Dit autrement il s'agit d'enrichir les théories de Weber par la prise en compte de perspectives d'anthropologie culturelle pragmatique.
Pour la première conférence, le terrain choisi fut l'opéra. La problématique concerna l’interrogation d'un élément central de la théorie wébérienne, le processus de rationalisation, par une approche sociologique de plusieurs pratiques de diffusion opératique, filmiques, vidéographiques, consultables au cinéma ou chez soi, stockées sous forme analogique ou numérique (vidéocassettes, DVD, streaming sur internet). Et Emmanuel Pedler d'affirmer que ces technologies contemporaines, et le progrès considérable qu'elles constituent, pourraient, au premier abord, faire figure de point ultime de ce processus, mais que, par exemple, l'invention de l'écriture musicale a en fait, dans le cadre wébérien, créé une rupture beaucoup plus fondamentale que ces techniques qui induisent un changement de paradigme moins profond. Le propos de Pedler est précisément de déterminer que penser de ce qu'apportent ces technologies, en l'occurence en ce qui concerne la pratique lyrique.
Cette problématique peut donc être précisée. Il s'agit de définir quelles pistes de réflexion sociologique permet l'étude des différentes médiations de l'opéra choisies, selon plusieurs principes wébériens. Répondre à la question suivante : dans quelle mesure ces principes se vérifient-ils ici et quelles pistes de réflexion sociologique à propos des fondements de la pratique lyrique ceux-ci ouvrent-il ? Et en définitive chercher, plus largement, à définir à ce qui fait la vie sociale d'un objet culturel tel que la représentation d'opéra.
Ne suivant pas nécessairement les proportions et la structure du plan annoncé, Pedler déploie sa réflexion en deux axes principaux que sont : une réflexion wébérienne à propos de la diffusion médiatique des spectacles en scène, et une confrontation de cette réflexion à deux cas pratiques de médiation de l'opéra, les résultats d'entretiens menés avec des primo-arrivants sur le territoire français après leur première expérience lyrique d'une production de La voix humaine de Francis Poulenc et une séquence filmique extraite de La cérémonie de Claude Chabrol.
S'agissant de la diffusion médiatique des spectacles en scène, Pedler affirme que s'intéresser à des films ayant attrait d'une façon ou d'une autre à l'opéra amène à s'interroger sur la façon dont l'expérience d'un opéra y est retenue. Repenser un opéra dans un autre univers, celui du film, donnerait des clés de compréhension de ce qu'est assister à une représentation d'opéra dans toutes ses composantes. L'aller-retour entre l'opéra et le film permet alors de faire émerger la pertinence d'une notion sociologique qu'introduit le conférencier, l'implémentation du spectacle, c'est-à-dire l'idée de la rencontre de nombreux acteurs sociaux qui tous amènent à l'existence sociale un objet culturel.
Pedler se dégage ainsi d'un cadre théorique comparatiste fondé sur la discontinuité entre un référent, la représentation d'opéra en tant que telle, et une copie, toute forme de diffusion médiatique de celle-ci. Il considère qu'au lieu d'envisager être face à une copie, et l'opprobre réductrice que ce concept sous-entend, une série de dimensions supplémentaires apparaît, et qu'il faut davantage envisager la diffusion médiatique comme une traduction, remettant ainsi en avant la continuité, le continuum culturel, qui existe entre les fondements de l'art lyrique et ces pratiques, et les approches que fait le public de ces deux types d'objets culturels.
L'idée wébérienne d'agentivité appuie ce propos. C'est-à-dire l'idée qu'un objet puisse être lui-même un acteur de l'expression culturelle. Dans La Sociologie de la musique, Weber affirme que dans la représentation musicale, plusieurs objets, ou dispositifs, ont une force expressive, et qu'il ne faut pas simplement observer leur rôle dans la réception, mais se demander ce qu'ils font, se demander comment sont faits ces dispositifs. On dégage rapidement qu'ils permettent certaines choses et en interdisent d'autres. Par exemple, Pedler propose de s'interroger à propos des capacités productives d'un enregistrement. Celui-ci coupe une série d'éléments constitutifs du référent. L'enregistrement est un filtre, son pouvoir est limité, orienté par ce qu'il permet et ce qu'il ne permet pas, à savoir surtout l'impossibilité de rendre compte de la dimension visuelle du concert. Pour Pedler, ce qui prime surtout est l'expérience qui peut être faite de plusieurs objets qui se copratiquent. Assister à une représentation d'opéra n'est pas une sortie solitaire, et cette dimension est précisément gommée lors d'une écoute ou d'un visionnage d'opéra à distance, particulièrement chez soi. De même, Pedler met en avant l'impact des premières expériences dans ce qui va expliquer qu'un trait oriente ensuite tout le dispositif, ce que l'on appelle l'affordance. Ce n'est pas qu'une question de qualité propre de l'objet (voire pas du tout) mais aussi (ou surtout) de contexte et de démarche. Et il n'existe pas entre ces deux aspects de causalité directe.
Ainsi, pour Pedler, tous les films traitant d'opéra renferment quelque chose qui nous dit ce qu'est l'expérience musicale. Citant le philosophe américain Stanley Cavell[4], Pedler affirme que la narration lyrique se trouve être très éloignée de la narration ordinaire, et qu'il y aurait donc quelque chose d'incroyable à être passionné par un opéra. Et dans les films, l'objectif des réalisateurs et de rendre de façon plus compréhensible ces objets anciens étrangers, afin que ces objets anciens reviennent de plain-pied avec ce que sont nos expériences actuelles, par le biais d'une narration plus ordinaire qui les ressuscite.
Des entretiens à propos de l'expérience de primo-arrivants ayant assisté à une représentation de La voix humaine, trois points se dégagent : l'étrangeté narrative du genre, que nous évoquions plus haut, l'expérience de la voix lyrique et la forme cérémonielle et socialisée. Pedler met ensuite en avant quelques éléments distinctifs de cette production de La voix humaine ainsi que de l'oeuvre en elle-même. Si l'on raisonne par l'absurde, il suggère très concrètement que des pierres de touche de la pratique lyrique majoritaire (en salles) peuvent être approchées différemment, en mettant l'opéra à distance.
Le minimalisme de la scénographie, une version dépouillée piano-voix s'oppose au grand « barnum » de la tradition opératique européenne. Ici, l'identification de (ou à) la chanteuse est permise. De plus, le fait que l'œuvre ait été « plutôt bien reçue du point de vue narratif » s'oppose aux incompréhensions narratives évoquées plus haut. Enfin, le fait que la voix ne soit pas lyriquement déployée tout au long de La voix humaine suggère l'enjeu que représente la voix lyrique, la voix que les chanteurs lyriques veulent « professionnelle », c'est-à-dire issue d'une tradition technique et esthétique codée, pour des oreilles vierges de ce son. Pour Pedler, tous ces éléments ont permis au public d'étalonner plus facilement l'objet culturel, sa découverte n'en étant devenue que plus facile. Ils mettent en relief l'étrangeté habituelle, puisqu'un travail d'accompagnement, de traducteur, a paru nécessaire. Pour Pedler, ce travail a été concluant puisqu'il s'est focalisé sur l'expérience du spectateur, et que selon la définition qu'il propose, ce sont les expériences qui permettent aux individus d'étalonner un genre. La catégorisation s'effectue à partir d'expériences, de points d'appui dans les liens que tissent les individus avec les objets culturels.
Dans La cérémonie, Claude Chabrol s'est quant à lui demandé comment reconstituer un contexte bourgeois lié à l'opéra, en mettant en scène deux bonnes qui massacrent une famille bourgeoise pendant le visionnage d'un opéra à distance (à la télévision). Ce genre de démarches fait émerger des séries de traits, un environnement social qui « réenchante » notre rapport au spectacle. Il donne de nouvelles clés à propos de la manière dont l'ensemble de cette cérémonie se déroule. Par exemple, si la famille regarde durant tout le film l’opéra sur le téléviseur du salon, leurs meurtrières, au cours de la dernière scène, tirent dans la bibliothèque, symbolisant leur volonté de destruction de ce que celle-ci représente (la haute culture, le savoir), davantage que la télévision (la culture de masse), à laquelle on peut l’opposer. C'est une définition de l'opéra tel qu'il s'est implémenté chez les amateurs investis (et bourgeois).
Pedler veut ainsi illustrer que l'opéra ne flotte pas, qu'il est régi par un périmètre culturel délimité. Donner sa chance aux différentes pratiques de l'opéra à distance, c'est s'intéresser à la manière dont les contemporains inventent et réinventent les distances de ce périmètre.
[1] Sur l’initiative de Jean-Jacques Nattiez, des conférences de prestige sont organisées chaque année à a Faculté de Musique de l’UdeM, laissant libre cours à un intellectuel de renommée internationale (musicologue, sociologue) à propos d’un sujet de son choix décliné en plusieurs interventions. Cette année le sociologue français Emmanuel Pedler, directeur d’études à l’École de hautes études en sciences sociales (Paris), spécialisé en sociologie de la culture, notamment auteur de nombreuses publications sur les publics des musées, de l’opéra et du music-hall, eut les honneurs de cette invitation.
[2] Max Weber, Sociologie de la musique : Les fondements rationnels et sociaux de la musique (1921), traduit de l’allemand par Jean Molino et Emmanuel Pedler, Paris, Métailié, 1997.
[3] Ainsi, la deuxième conférence porta sur la confrontation des théories wébériennes à l’étude des « instruments de la musique ancienne », la troisième sur la réception de sa Sociologie de la musique au cours de l’histoire, c’est-à-dire la façon dont ces théories furent concrètement perçues, comprises et utilisées, cependant que la dernière de ces conférences mit en relief ce que Weber donne comme piste méthodologique à l’étude des « faits musicaux et leur contexte », soit la prise en compte d’une idée majeure, transposable à une diversité de terrains, l’idée de continuum culturel que le conférencier allait justement illustrer dès cette première séance.
[4] Stanley Cavell (née en 1926) est considéré comme le philosophe majeur de l’aire anglo-américaine ayant fait du cinéma une préoccupation centrale de son travail. Il est notamment l’auteur d’un article nommé « Opera in (and As) Film » à propos des relations entre opéra et cinéma (traduit de l’anglais dans Emmanuel Pedler et Jacques Cheyronnaud (dir.), Théories ordinaires, Paris, Éditions de l’EHESS, 2013). Ces écritts sur le cinéma ont été réunis et commentés par William Rothman dans Cavell on film, Alabany, SUNY Press, 2005.
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