Critiques

JONAS KAUFMANN, L’EMBLÉMATIQUE DON CARLOS

JONAS KAUFMANN, L’EMBLÉMATIQUE DON CARLOS

La distribution de Don Carlos, Opéra de Paris
(@ Agathe Poupeney)

Donnant suite en 1864 à une troisième commande de l’Opéra de Paris, Giuseppe Verdi se tourne à nouveau vers Friedrich Schiller et adapte son Don Karlos, Infant von Spanien aux canons du Grand Opéra de Meyerbeer. L’orchestration est achevée par le compositeur à la fin de 1866 mais, après la répétition générale et en raison de sa longueur excessive, le compositeur décide de supprimer plusieurs passages de la partition.

Pour sa saison actuelle, l’Opéra de Paris a décidé de faire revivre la version présentée par le compositeur lors des premières répétitions, une réelle rareté puisque la mise en scène de Krzysztof Warlikowski et la direction musicale assurée par Philippe Jordan ne rencontrent aucune concurrence. Étant donné les hautes exigences de la tessiture, une distribution stellaire a été rassemblée, probablement la meilleure possible que l’on puisse trouver sur une scène lyrique aujourd’hui. Mais on peut se demander : « cela en valait-il le coup ? ».

Difficile à dire. Ce que nous avons vu était un drame bourgeois, privé de la plupart des aspects politiques et religieux pourtant mis en valeur par Verdi dans son drame lyrique. En dépit du rôle central que Le Grand Inquisiteur est appelé à assumer, qui est-il en définitive dans l’imagination du metteur en scène ? Un patron de la mafia, un criminel puissant, qui d’autre ?
M. Warlikowski a sûrement procédé à une introspection minutieuse de la vie malheureuse des familles royales, animées par des passions insatisfaites, des peines constantes ou des pulsions sexuelles. Ce genre d’« air maladif » ayant toujours été l’une des principales caractéristiques de la partition, mais il ne peut être le seul point de focalisation. L’impression générale qui en ressortait était celle d’une mise en scène incohérente qui ne satisfaisait guère les attentes élevées.

Jonas Kaufmann incarnait l’emblématique Don Carlos. À travers ses yeux et les vidéos extrêmes de Denis Guéguin projetées au fond de la scène, nous avons découvert ses manies suicidaires. Il a revécu toute l’histoire, sa rencontre avec Elisabeth, leur coup de foudre et son rêve brisé lorsqu’elle épouse son père. Pieds nus, il poussait des cris et se lamentait avant que son chant désespéré ne commence. Il s’agit là d’un rôle de prédilection pour le ténor allemand. S’il revient au prince malheureux après quatre ans, il incarne le personnage depuis maintenant une décennie. Il faisait ses débuts dans la version française, tout comme la majorité de la distribution, et a offert une interprétation encore plus psychotique.

L’évolution de la création du personnage est limpide. Son premier Don Carlo, dans la version italienne en quatre actes, fut créé à Zurich en 2007. C’était un début robuste et incandescent, qui a fait place à un phrasé plus intérieur et raffiné deux ans plus tard à Londres. En 2012, sa ville natale de Munich l’a jumelé à l’exquise Elisabetta d’Anja Harteros et au Filippo sans pitié de son compatriote René Pape. Le caractère sombre et désespéré de son Infante apparaissait à travers des pianissimo mystérieux et des notes de tête cuivrées. Le ténor a poursuivi son cheminement vers les sommets vocaux l’année suivante à Salzbourg. Une fois de plus, c’est Anja Harteros qui le pousse vers son meilleur Carlo sous la baguette et avec le soutien d’Antonio Pappano.

Ici, à Paris, son plus grand défi était d’apprivoiser son livret français et d’interpréter l’oeuvre dans sa version française initiale. Jonas Kaufmann a dû apprendre à s’adapter à un son différent dans les voyelles et dans le rythme, après avoir chanté le rôle en italien pendant dix ans. La musicalité raffinée du ténor l’a aidé à dépeindre un prince névrosé, déchiré entre explosions soudaines et morosité infinie. Les phrases brisées, la ligne irrégulière générée par la prose dans le deuxième duo avec Elisabeth et son désespoir psychotique dans son accusation à Philippe pendant l’autodafé rattrapent la mise en scène étrange, même si son manque d’alchimie avec Sonya Yoncheva fait regretter Anja Harteros.

La soprano bulgare Sonya Yoncheva a proposé quant à elle une représentation de la reine d’Espagne naviguant entre Grace Kelly et Soraya. Une immense tristesse emplissait son interprétation mais son timbre riche manquait d’émotion, bien que son grand air du cinquième acte ait été magistralement chanté. À ses côtés, Ildar Abdrazakov démontrait un ton lustré, mais les notes grave et profondes requises par la partition lui faisaient défaut. Assez curieusement, sa couleur vocale ressemblait beaucoup à celle du Grand Inquisiteur de Dmitry Belosselskiy, privant ainsi le terrible duo de la possibilité de créer cette noirceur prescrite par Verdi.

Ludovic Tézier s’est avéré un grand Posa, l’incarnation parfaite du baryton de Verdi et un très beau partenaire du Carlos de Kaufmann. Si seulement Warlikowski s’était davantage concentré sur un tel personnage aux facettes si multiples ! La véritable étoile de la soirée aura néanmoins été Elina Garanca, une princesse Eboli mémorable, depuis sa colorature intrépide et impeccable dans la « Chanson Sarrasine » jusqu’à l’intense et provocant Don fatal.

Philippe Jordan a maîtrisé l’immense partitura, offrant une parfaite maîtrise de tous les détails grâce à des tempi parfaits. Il en a proposé une lecture très française, comme s’il voulait prouver la supériorité inégalée de l’opéra français sur l’opéra italien. Était-ce vraiment ce que Verdi souhaitait ? Après tout, les structures de Don Carlos étaient peut-être celles du code de Meyerbeer, mais le tempérament et l’écriture de Verdi étaient définitivement italiens – même dans un livret français.

Don Carlos

Opéra de Giuseppe Verdi en cinq actes sur un livret en français de Joseph Méry
et Camille du Locle d’après Don Karlos, Infant von Spanien de Friedrich von Schiller.
Production : Opéra national de Paris / Opéra Bastille.

Production
Opéra national de Paris / Cinéspectacle
Représentation
Opéra Bastille , 22 octobre 2017
Direction musicale
Philippe Jordan
Interprète(s)
Ildar Abdrazakov (Philippe II), Jonas Kaufmann (Don Carlos), Ludovic Tézier (Rodrigue), Dmitry Belosselskiy (Le grand inquisiteur), Sonya Yoncheva (Elisabeth de Valois), Elīna Garanča (La Princesse Eboli). Orchestre et Choeur de l’Opéra national de Paris.
Mise en scène
Krzysztof Warlikowski
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