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ENTRETIEN : KENT NAGANO… la musique, un exercice d’humilité !

ENTRETIEN : KENT NAGANO… la musique, un exercice d’humilité !

Photographie : Antoine Saito  

Kent Nagano est directeur musical de l'Orchestre symphonique de Montréal depuis 2006. Sa prestigieuse carrière l’a amené à assurer à assurer la direction d’orchestres réputés, tels le Hallé Orchestra de Manchester et le Deutsches Symphonie-Orchester Berlin dont il a été le chef principal. Il assure depuis 2015, parallèlement à celle de OSM, la direction musicale du Philharmonisches Staatsorchester Hamburg. L’opéra a toujours occupé une place de choix dans le parcours de Kent Nagano. Après avoir été chef assistant du Boston Opera en début de carrière, il a dirigé le Los Angeles Opera, l’Opéra national de Lyon ainsi que le Bayerische Staatsoper. Et durant son mandat de chef à l’OSM qui prendra fin en 2020, il a inscrit plusieurs œuvres lyriques aux programmes des saisons du grand orchestre montréalais. Entre des répétitions de l'Oratorio de Noël de Bach que présentait l'OSM dans le cadre du Festival Bach de Montréal et une conférence de presse annonçant la sortie du film Chaakapesh, il a accepté de répondre aux questions de L'Opéra- Revue québécoise d'art lyrique et de nous rappeler le métier de musicien et de musicienne, le la musique, est un exercice d’humilité.

Pourriez-vous nous parler de votre découverte de la musique, en particulier de l’opéra ? Avez-vous le souvenir du premier opéra que vous avez entendu à la radio, à la télévision ou sur scène ?

Dans le village de Morro Bay en Californie où mes grand-parents se sont établis et où mes parents exerçaient le métier d'agriculteurs, il n’y a ni salle de concert, ni maison d'opéra qui m'aurait permis de de découvrir la musique. C'est donc à l'église que notre famille pouvait apprécier la musique et que celle-ci est entrée dans l'univers de mon enfance. J’ai été particulièrement séduit par le chant choral, notamment par les cantates de Bach.

S'agissant de l'opéra, j'ai un très bon souvenir de la première oeuvre lyrique que j'ai entendue. J'étais avec mon père sur un tracteur Caterpillar lorsque celui-ci arrêta le véhicule en plein milieu d'un champ pour écouter la retransmission de l'opéra du samedi au Metropolitan Opera de New York. L'oeuvre au programme était Il Trovatore de Giuseppe Verdi et l'impact fut immédiat. J'ai été fasciné par la puissance de la voix humaine ainsi que par cette forme d'art qu'est l'« art lyrique ». C’est grâce à mes parents qui, en dépit de leurs modestes moyens, investissaient dans des sorties culturelles familiales, que j’ai assisté à de  véritables production premiers opéras. Je crois que ma mémoire ne me trompe si je vous dis que la première œuvre lyrique que j’ai vu sur scène a été Madama Butterfly de Giacomo Puccini durant la saison 1966-1967 au San Francisco Opera, avec Teresa Stratas dans le rôle de Cio-Cio San et de Der Rosenkavalier de Richard Strauss qui était présenté à Los Angeles par le San Francisco Opera. Je me permets d'ajouter que mon initiation à l'opéra et la connaissance des œuvres lyriques a été également le résultat de la lecture du magazine britannique Opera (celui paraît dans un petit format!) auquel mon père était abonné et que je lisais avec fébrilité à son arrivée à la maison au début de chaque mois. 

 

Photographie : Antoine Saito

Parlez-nous de votre formation de chef. Est-ce que cette formation comportait une dimension propre à la direction musicale d’opéras ? Quel est le premier opéra que vous avez dirigé ? Et quel souvenir en gardez-vous ?

D'abord, il faut dire que ma formation première n'a pas été à la direction d'orchestre car j'ai d'abord fait des études en composition. Mais, pour payer mes études, j'ai commencé à diriger de l'orchestre du Conservatoire où j'avais entrepris ma formation. À cette époque, j'ai surtout dirigé des oeuvres instrumentales, mais il m’est arrivé de diriger des oeuvres chorales, et en particulier des oeuvres de musique sacrée. Le travail avec les choeurs et les solistes m'a sensibilisé à la voix et son esthétique particulière. Cette attirance explique sans doute que j’ai été attiré par l’opéra, cet art total où la voix occupe une place prédominante.  

Comme la plupart des chefs qui dirigent des œuvres lyriques, c’est le travail de direction musicale au sein de diverses compagnies qui a contribué à ma formation « lyrique ». Le Boston Opera et le Los Angeles Opera d’abord, et l’Opéra national de Lyon et le Bayerische Staatsoper (Opéra d’État de Bavière) ensuite, se sont avérés mes véritables écoles de formation à l’art lyrique.  

Si, à nouveau, ma mémoire est fidèle, La petite renarde rusée de Leoš Janáček est le premier opéra que j’ai dirigé à Boston, une œuvre que j’ai d’ailleurs enregistrée plus tard, en 2003, dans le cadre d’une co-production entre la BBC, Opus Arte et le Los Angeles Opera. Le bon souvenir que j’en ai gardé explique, de toute évidence, la place importante qu’a occupé par la suite l’opéra dans ma carrière de chef. J’ai d’ailleurs eu le privilège à participer à la création mondiale dix nouveaux opéras (voir l’encadré), dont plusieurs résultaient de commandes et les plus connus étant The Death of Klinghoffer de John Adams et L’Amour de loin de Kaija Saariaho. Et j’ai également eu la chance de diriger la première représentation de Turandot de Giacomo Puccini, dans la nouvelle version de la dernière scène composée par Luciano Berio.

Les programmes de l’OSM, y compris ceux de la Virée classique que vous avez instaurée en 2012, ont quant à eux toujours comporté des œuvres lyriques. Pourquoi en a-t-il été ainsi et quels ont été, en particulier, les critères qui ont dicté le choix des opéras que vous avez présenté en version de concert avec votre orchestre ?

Pour moi, il était essentiel d’offrir à un public, dont j’ai vite constaté qu’il aimait la voix, des œuvres lyriques. La musique symphonique détient bien entendu une place privilégiée dans la programmation d’un orchestre comme l’OSM, mais l’art lyrique contribue à la fois à diversifier et enrichir la programmation offerte aux mélomanes. Sous-représentée dans la programmation de l’OSM, la musique de Wagner s’est vue donnée la place qu’elle méritait par la présentation de version de concerts des opéras Tannhäuser, Tristan und Isolde et Das Rheingold. J’ai par ailleurs tenu à mettre le répertoire lyrique de langue française à l’honneur et faire découvrir des œuvres comme le Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen et L’Aiglon d’Arthur Honegger et Jacques Ibert. J’ai également voulu mettre en valeur grandes voix d’ici, je pense à celles d’interprètes d’expérience comme Hélène Guilmette et Marie-Nicole Lemieux, mais également à de jeunes artistes lyriques comme Florie Valiquette et Hugo Laporte, en présentant la grande œuvre lyrique qu’est Pelléas et Mélisande de Claude Debussy.  

Comme vous l’avez constaté, la Virée classique est aussi devenue une tribune par l’art lyrique. Je suis particulièrement fier d’avoir pu y présenter l’opéra A Quiet Place de Leonard Bernstein en 2014 et d’avoir légué le premier enregistrement de cette œuvre parue quatre ans plus tard sur étiquette DECCA. 


De cette Virée classique, je voudrais ajouter qu’elle s’est révélée très populaire et qu’elle a permis tant de familles et d’enfants d’être initiés à la musique ou de voir leur intérêt pour la musique – et même pour l’opéra - grandir… à chaque virée ! Et s’agissant des enfants, je suis particulièrement heureux de l’initiative « La musique aux enfants » de l’OSM qui favorise l’apprentissage de cette forme d’expression artistique auprès des jeunes et qui est susceptible, comme je l’ai souvent dit, « d’insuffler l’espoir et le sentiment que tout est possible ».


Photographie : Antoine Saito

L’OSM a été à l’origine d’une commande d’opéra et a présenté Chaakapesh en tournée dans ce territoire du Nord du Québec qu’est le Nunavik qui est d’ailleurs relatée dans un film documentaire dont la première a en lieu récemment. Cet opéra autochtone est-il votre legs à la vie lyrique d’ici ?

Il s’agit sans doute davantage d’un rêve qu’un legs. Fasciné par la vie des nations et peuples qui ont été les premiers à occuper les espaces du Nord-du-Québec, je tenais à ce que soit créé un opéra autochtone et qu’il soit vu par les Cris, les Innus et les Inuits sur leur propre territoire. Sur la musique de Matthew Ricketts et le livret de Tomson Highway, l’opéra Chaakapesh raconte l’histoire d’un clown autochtone dont la mission est de faire rire l’homme blanc et de mettre fin au massacre des peuples autochtones de Terre-Neuve. Il ouvert la saison 2018-2019 de l’OSM et a donné lieu à cette tournée au Nunavik qui s’est avéré un grand succès auprès des communautés. Cette présence en territoire autochtone, tout autant que les tournées interationales de l’OSM, m’a conforté dans l’idée que le métier de musicien est un exercice d’humilité. Nous ne sommes que des musiciens et des musiciennes. Mais, ce que nous partageons, lorsque nous faisons de la musique ensemble, est un langage universel. Dans cette perspective, la musique est un bon point de départ pour rassembler le gens. Je suis heureux que le rêve soit devenu une réalité et suis d’ailleurs très reconnaissant au documentariste Justin Kingsley et au producteur Roger Frappier d’avoir pérennisé ce projet par le magnifique documentaire qu’ils ont réalisé.


Quels auront été, à ce jour, les plus beaux moments « lyriques » que vous avez vécus dans ce Québec qui vous a honoré du grade de Grand officier de l’Ordre national du Québec et de Compagnon de l’Ordre des arts et des lettres du Québec et celle de cette ville de Montréal dont les Universités de Montréal et McGill vous ont conféré un doctorat honoris causa… et que vous avez, comme l’ont révélé vos interventions publiques, en si haute estime ?

C’est une question difficile à laquelle je serais tenté de ne pas répondre… mais je me permets tout de même de faire référence à deux évènements qui resteront gravés à tout jamais à ma mémoire. Il s’agit de ces deux concerts qui ont rassemblé des milliers de choristes, qu’il s’agisse des 1000 voix réunies au Centre Bell pour entonner, entre autres, l'Ode à la joie Symphonie no 9 de Ludwig van Beethoven en 2009 et des 1500 chanteurs et chanteuses qui ont interprété les Carmina Burana de Carl Orff lors du concert d’ouverture de la Virée classique de 2014.  

J’aurai été très fier de rassembler ainsi des chorales venues des quatre coins du Québec pour ces évènements. Si le Québec, comme vous le suggérez, m’a en si haute estime, mon estime pour sa culture est tout aussi grande et je me considère privilégié d’avoir pu être associé à la vie musicale de sa Nation et de sa Métropole.

 Carmina Burana de Carl Orff
Orchestre symphonique de Montréal
Virée classique, 14 août 2014
Stade olympique de Montréal

*****

La participation de Kent Nagano à des créations lyriques mondiales


Année

Œuvre / Compagnie /Orchestre /Commande*

1991

The Death of Klinghoffer de John Adams, Opéra National de Lyon

1995

Schliemann de Betsy Jolas, Opéra National de Lyon

1998

Three Sisters* de Peter Eötvös, Opéra national de Lyon

2000

L’amour de loin de Kaija Saariaho, SWR Sinfonieorchester Baden-Baden

2004

snagS & Snarls d’Unsuk Chin, Los Angeles Opera

2005

Madrugada* d’Ichiro Nodaïra, Schleswig Holstein Festival

2006

Das Gehege* de Wolfgang Rihm, Bayerische Staatsoper

2007

Alice in Wonderland* d’Unsuk Chin, Bayerische Staatsoper

2012

Babylon* de Jörg Widmann, Bayerische Staatsoper

2019

Chaakapesh* de Matthew Ricketts, Orchestre symphonique de Montréal


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